Hemingway (Ernest Miller) (suite)
On considère généralement ce western espagnol en trois jours comme le dernier grand roman de Hemingway. Le suivant, Au-delà du fleuve et sous les arbres (Across the River and into the Trees, 1950) semble une parodie de Hemingway par lui-même. Un colonel américain revient mourir en Italie, où il a combattu. En attendant le glas, il se donne une fiesta : boit, chasse, pêche et aime pour la galerie et pour l’honneur. Mais cet ancien combattant parle plus qu’il n’agit. Il dorlote sa mort en gondole. Il ne meurt pas : il se laisse glisser. Il y a de l’humour noir et de la parodie dans cette mise à mort d’un demi-solde vieilli. Comme Thomas Mann, Hemingway a choisi Venise comme décor d’une sénescence qu’il redoute. Le colonel Cantwell, grognard fatigué, représente la déchéance, que Hemingway évitera en se suicidant.
Le Vieil Homme et la mer (The Old Man and the Sea, 1952) est au contraire une épure stoïque, qui reprend le thème traité vingt ans plus tôt dans l’Invincible. Le vieux pêcheur, qui n’a rien pris depuis quatre-vingt-quatre jours, est semblable au torero vieilli. Les requins dévorent l’énorme espadon qu’il prend. Le vieil homme rentre au port avec un plat d’arêtes. Personne ne sera témoin de sa victoire, qui est à la fois une défaite et son unique richesse. Seul avec la mer, il a fait son devoir, parce que cette force morale est sa seule certitude. C’est le dernier roman publié du vivant de Hemingway.
Îles à la dérive (Islands in the Stream, 1970) est une œuvre posthume. Hemingway eût probablement resserré d’un tiers ce livre un peu bavard et trop « ernestoïque ». Mais ce roman, composé de trois récits distincts, situés dans la mer de Cuba, résidence favorite de Hemingway, reprend les grands thèmes habituels de la mort, de la lutte inutile, de l’apprentissage du courage. Très autobiographique, il met en scène les épouses et les enfants de Hemingway, ses chats, son bateau, ses amis cubains. Une fois de plus, le roman d’aventures est en fait une quête spirituelle : Hemingway essaie une dernière fois de débusquer la baleine blanche qui hante son œuvre, le monstre sans visage qu’il affronte sans illusion, mais sans peur. Parce qu’il n’y a rien d’autre à faire ici-bas, que de monter en ligne avec ses cannes à pêche, ses fusils, ses copains et son whisky. « Le tout est de durer », disait Hemingway, ce desperado de l’écriture. Il a duré. Mais, quand les forces ont commencé à le trahir, il a devancé l’appel et s’est suicidé d’une balle dans la tête. C’était cela aussi son style. Un style qui durera.
J. C.
J. K. M. McCaffery, Hemingway, the Man and his Work (New York, 1950). / J. Atkins, The Art of Hemingway (Londres, 1952). / P. Young, Ernest Hemingway (Londres, 1953 ; nouv. éd., 1965). / Ernest Hemingway, configuration critique, numéro spécial de la Revue des lettres modernes (Minard, 1957). / G. A. Astre, Hemingway par lui-même (Éd. du Seuil, coll. « Microcosme », 1959). / C. Baker, Hemingway, the Writer as Artist (Princeton, 1963) ; Ernest Hemingway, a Life Story (New York, 1969 ; trad. fr. Hemingway, histoire d’une vie, Laffont, 1971 ; 2 vol.). / R. Asselineau, Hemingway (Seghers, 1972).