Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

Hemingway (Ernest Miller) (suite)

En mai 1918, à dix-huit ans, Hemingway s’engage dans l’armée et part pour l’Europe comme pour un match international. La guerre le marque profondément, comme Cummings ou Dos Passos. Adolescents, persuadés de partir pour une croisade juste qui mettrait fin aux guerres et aux injustices, ces Américains découvrent une boucherie dirigée par des généraux incompétents et des politiciens ineptes. La faillite de leur idéal les marque à jamais de désarroi. Gloire, patrie, honneur, toutes les valeurs sont remises en question. Ils reviennent de guerre sceptiques et désenchantés, critiquant tout, ne respectant pas des aînés qui ont déclenché ce massacre général. La génération perdue invente le debunking — le « déboulonnage », comme Hemingway le pratique dans un poème sur Théodore Roosevelt dans Three Stories and Ten Poems (1923), son premier recueil publié. Mais Hemingway fut, de plus, blessé. Le 8 juillet 1918, à Fossalta di Piave, sur le front italien, il fut atteint par un obus de 420 et deux balles de mitrailleuses : « Je me penchais, écrit-il dans l’Adieu aux armes, mis ma main sur mon genou et mon genou n’était plus là. »

Cette blessure obsède l’œuvre. Tous les héros de Hemingway sont blessés au combat : Nick Adams à la colonne vertébrale ; Henry, dans l’Adieu aux armes, au genou ; le colonel Cantwell à la tête ; Robert Jordan à la cuisse ; Jack, dans Le soleil se lève aussi, est castré. Cette blessure est le traumatisme originel, comme les innombrables accidents survenus à Hemingway lui-même sont les lapsus de la mort. La guerre, « l’histoire naturelle des morts », comme il l’appelle, marque la fin de l’innocence. Embarqué dans la débâcle de boue, de sang et d’absurdité, le lieutenant de l’Adieu aux armes dénonce l’imposture : « J’ai toujours été embarrassé par les mots glorieux, sacré, sacrifice. Nous les avions entendus, nous les avions lus sur les proclamations. Mais je n’ai jamais rien vu de sacré et ce qu’on appelait glorieux n’avait pas de gloire, et les sacrifices ressemblaient aux abattoirs de Chicago. Les mots abstraits tels que gloire, honneur, courage, sainteté étaient indécents. »

Hemingway fait donc sécession et rejoint ses compatriotes à Montparnasse. Dans Le soleil se lève aussi et dans Paris est une fête (A Moveable Feast, 1964), il a capté l’esprit de la génération perdue, cette existence désœuvrée, désenchantée, inquiète. Mais lui ne flâne pas aux terrasses de Montparnasse. Dans sa mansarde rue du Cardinal-Lemoine, puis au 113, rue Notre-Dame-des-Champs, il travaille dur, raturant inlassablement. Guidé d’abord par les conseils de Sherwood Anderson, qu’il a rencontré au Toronto Star, puis par Gertrude Stein, il s’efforce de donner une représentation aussi précise que possible de la réalité. « La plus grande difficulté, dit-il, c’était de décrire ce qui s’était réellement passé au moment de l’événement. Quand on écrit pour un journal, on raconte ce qui s’est passé et, à l’aide d’un procédé ou d’un autre, on arrive à communiquer l’émotion au lecteur, car l’émotion confère toujours une certaine vérité au récit d’un événement du jour. Mais la chose réelle, la succession mouvante des phénomènes qui produit l’émotion, cette réalité qui serait valable dans un an ou dans dix ans et, avec de la chance et assez de pureté d’expression, pour toujours, j’en étais encore loin et je m’acharnais à l’atteindre. » « J’essayais, ajoute-t-il, d’écrire en commençant par les choses les plus simples. »

C’est alors qu’il met au point son célèbre style, glacé, simple, rigoureux, qui note les faits avec une objectivité de procès-verbal. D’abord il remplace les développements psychologiques par le récit de l’action et du comportement — « behaviourisme » — des personnages. Puis il utilise les mots vrais, techniques. Enfin, il tisse un réseau de correspondances qui crée une ambiance climatique ou linguistique. « La prose, écrit-il, n’est pas de la décoration, c’est de l’architecture. ». Il ne dit donc pas « revolver », mais « Smith and Wesson 32 », pas « avion », mais « Junker 88 ». Ce laconisme rejoint la critique morale. Vie et style sont démythifiés ensemble. Et ce style discipliné est celui de la panique contrôlée. Puisqu’il faut mourir, autant le faire avec style. Entre l’homme et la mort, il faut mettre le style. La mort, dont la blessure est l’annonciation, est le destin de tous les héros de Hemingway. Mais, face à elle, il y a le style, qui est affaire de stoïcisme autant que de rhétorique. Les techniques de style sont, chez Hemingway, de la même nature que les techniques de chasse, de pêche, de boxe, de tauromachie ou de stratégie. Il s’agit à la fois d’évasion et de discipline. Une nouvelle comme « la Grande Rivière au cœur double » est tout entière une fiesta de technique. Le style de Hemingway n’admet pas plus de chiqué que celui du torero : il passe au ras des choses comme l’autre au ras des cornes. Il est célèbre et très imité. Mais il n’est pas entièrement inventé. Il doit quelque chose à Mark Twain et à Stephen Crane, pionniers du réalisme américain, et à Flaubert, qu’il découvrit par l’intermédiaire d’Ezra Pound. Bien qu’il l’ait pastiché dans The Torrents of Spring (1926), il doit aussi à Sherwood Anderson, à Ring Lardner et à Gertrude Stein. La théorie de l’« objet corrélatif » de T. S. Eliot explicite assez bien l’essence de l’art de Hemingway : « Le seul moyen d’exprimer une émotion de façon artistique, c’est de trouver un ensemble d’objets, une situation, un enchaînement d’événements qui seront la formule de cette situation particulière, de telle sorte que, quand les faits extérieurs sont donnés, l’émotion est immédiatement évoquée. » Ainsi, Hemingway décrit non pas une émotion, mais le geste et l’objet qui la matérialisent et la symbolisent. Ce nouveau roman, qui remplace l’analyse par la vision et met un terme à la littérature d’introspection et au romancier omniscient, doit naturellement beaucoup au cinéma.