Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Gide (André) (suite)

Désormais, on va voir souvent dans les salons parisiens le jeune huguenot timide et maniéré, enveloppé dans sa grande pèlerine, le regard perdu dans un ciel intérieur, les lèvres droites et sensuelles, qui semble plus enclin à réciter des versets bibliques qu’à susurrer de fades compliments. Ses amis essayent de le « dégourdir » ! Gide écrira un peu plus tard avec Paludes (1895) une satire des milieux littéraires.


Les Nourritures terrestres

Et, soudain, la cuirasse de vertu craque. Les règles cèdent. Gide se révolte. Il quitte, il fuit Paris et sa mère ; le 18 octobre 1893, il s’embarque avec le peintre Paul Albert Laurens pour l’Afrique du Nord, où, durant deux années, il va apprendre à dépouiller le vieil homme. Pourtant, en Algérie, Gide tombe malade et se croit atteint de tuberculose, au bord de la tombe ; mais la résurrection n’en est que plus éclatante : « Vivre, je veux vivre ! » (L’Immoraliste.) Aucune morale, aucune censure ne vient voiler la ténébreuse beauté des jeunes Arabes. Dans cette jubilation du cœur et du corps, Gide commence les Nourritures terrestres, hymne à la joie, communion avec la nature dans le panthéisme. Au cours d’un second voyage (1894), il rencontre Oscar Wilde, qui l’entraîne vers de nouveaux dérèglements.

De retour à Paris, une de ses dernières attaches avec l’austérité se rompt : Mme Gide meurt subitement le 31 mai 1895. Mais aussitôt, comme s’il n’y avait de liberté qu’au regard d’une contrainte, Gide épouse le 8 octobre, dans le petit temple d’Étretat, Madeleine Rondeaux.

Alors commence une vie de tensions entre exigences contraires. Gide retourne avec sa femme en Algérie, mais les plaisirs anciens ont un goût de cendre et les devoirs nouveaux une saveur amère. Le mariage n’est pas consommé. La crise, jusqu’ici contenue, éclate, libérant, comme un dur noyau, l’interrogation morale au cœur de l’œuvre : « Tu veux servir à quelque chose, il importe de savoir à quoi. » Chaque livre fournira une réponse provisoire, exorcisme momentané d’une tentation, et proposera « une des mille postures devant la vie ». À coup de versets et de chants brûlants, où l’on retrouve encore des résonances symbolistes, le nouvel évangile des Nourritures terrestres (1897), dont Ménalque est le prophète, enseigne, avec une triomphante insolence, la ferveur, la joie charnelle, la foi dans les matins et les départs, le déracinement — « Famille, je vous hais ! » —, mais aussi la faim et le dénuement. Pour l’être disponible, point d’entraves, pas même celle d’un disciple : « Nathanaël, à présent jette mon livre, émancipe-toi » ; car il appartient à chacun de construire une morale personnelle.


Vers l’Immoraliste

Mais il s’agit là — Gide l’avoue plus tard — d’un « livre de convalescent », après une violente crise. Déjà, l’accès de ferveur passé, l’écrivain retombe abattu. Rechutes et guérisons vont se succéder sans répit. Saül, écrit un an plus tard (1898), sert d’antidote aux Nourritures : les mêmes désirs conduisent le héros à sa mort. Un an plus tard encore, Prométhée mal enchaîné va venger Saül, tout en réhabilitant André Walter.

Dans cette sottie, écrite avec une verve brillante, Gide rend hommage à l’idéalisme et exalte toutes les formes de l’individualisme. Prométhée, si mal enchaîné qu’on le retrouve sur les Boulevards, se promène avec son aigle et explique lors d’une conférence que tout être vit avec un aigle, conscience, vertu ou vice, devoir ou passion, et qu’il faut nourrir cet aigle avec amour. Damoclès s’est sacrifié pour lui et en est mort. L’aigle de Prométhée, né de son souci des hommes et de sa foi dans le progrès, grossit, embellit aux dépens de son maître, au point que celui-ci finit par le tuer et le manger. Conclusion esthétique : Prométhée garde quelques plumes et « c’est avec l’une d’elles que j’écris ce petit livre ! ». Conclusion morale : nous pouvons manger notre aigle en toute tranquillité, à condition d’avoir su l’engraisser !

Lentement, Gide s’achemine vers l’Immoraliste (1902). Jusqu’ici, il a exprimé ses préoccupations de manière symboliste, allégorique ou satirique. Il les affronte à présent à découvert, avec un roman : Michel, l’immoraliste, qui ressemble à Gide comme un frère jumeau, découvre dans une oasis algérienne un goût furieux de la vie et la nécessité d’une liberté absolue. Mais Gide se défend d’être Michel : « Sans mon immoraliste, je risquais de le devenir ! » En réalité, comme la tunique de Nessus, le fond puritain lui colle encore à la peau. Ce fond ressort sept ans plus tard dans la Porte étroite (1909). Les deux livres représentent les deux versants d’une même tentation, « l’excès de l’un trouvant dans l’excès de l’autre une permission secrète » : le Michel qui étreint la vie à pleins bras et l’Alissa qui diffère de vivre au nom d’un idéal paient chacun le prix de leur fausse victoire : mort spirituelle pour le premier, mort physique pour la seconde.


L’adieu au passé

Les derniers récits, Isabelle (1911), les Caves du Vatican (1914), donnent désormais à l’écrivain une notoriété indiscutée. Les critiques saluent la perfection de sa prose, la maîtrise de la composition. Un groupe d’amis fervents l’entoure, Gaston Gallimard, Jean Schlumberger, Henri Ghéon ; dès 1908, ils ont ensemble fondé une revue, la N. R. F., et une maison d’édition qui vont devenir les « centres spirituels de la France du xxe s. ». Lorsque éclate la guerre, Gide décide de s’imposer silence, réservant ses aveux à son Journal. Mais il est le maître incontesté d’une époque.

La jeune génération, cette génération disponible avant la génération engagée, a découvert Nietzsche et Freud, elle a lu avec ferveur les Nourritures terrestres et reconnu en Lafcadio, le héros des Caves du Vatican, ses aspirations à la liberté, ses défis à la société, une désinvolture railleuse dont le fameux acte gratuit devient le symbole. Sous l’apparence d’un réalisme objectif, Gide creuse, avec une ironie aussi tranchante que le couteau de Lafcadio, de profondes entailles dans les valeurs bourgeoises.