Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Gide (André) (suite)

Et pourtant, bien qu’il vive « les yeux fixés sur ce qu’il entend ne pas être », Gide, écartelé, a réussi à préserver son intégrité ; il s’accomplit dans l’acte créateur et trouve sa logique dans la discipline artistique : complexité et originalité du fond, pureté et « banalité » du langage. Excès et mesure. La matière et la manière s’équilibrent, se compensent. Il ne s’agit pas seulement d’une satisfaction d’esthète ou d’un choix littéraire, mais d’un accord juste de l’être et du style qui donne à Gide cette unité, ou simplicité intérieure, à laquelle aspirait son être divisé.


Le culte du « moi »

Gide est le personnage le plus vivant de Gide. Il a vécu avec intensité une vie sans histoire, du moins sans événement accidentel, sans choc extérieur. Et les rumeurs de son sang vont décider seules des remous de son œuvre. Vie et œuvre sont indissociables, sondées par le Journal, tout à la fois confession d’un moi « réel » et de moi « possibles », d’actes vécus et d’actes manques ; nouveau culte du moi...

« À cet âge innocent où l’on voudrait que toute âme ne soit que transparence, tendresse et pureté, je ne revois en moi qu’ombre, laideur et sournoiserie. » (Si le grain ne meurt.) Mal fagoté, le regard en biais, renfermé, le petit André travaille mal à l’École alsacienne et n’a point d’amis.

La famille Gide présente pourtant toutes les garanties d’un foyer heureux. Le père, Paul Gide, Languedocien, professeur de droit, apporte tendresse et gaieté. La mère, née Juliette Rondeaux, d’une famille de riches industriels rouennais et catholiques, est une femme de devoir, dévouée et bonne, mais austère. Les deux parents sont protestants. Ils possèdent des biens sous le soleil, plusieurs propriétés — Uzès dans le Midi, La Roque et Cuverville en Normandie — et un bel appartement à Paris, rue de Tournon. Dans ces racines contradictoires, Gide a voulu voir l’origine de son déchirement : en réalité, l’hérédité puritaine et normande pèse lourd dans la balance.

Fils unique, André Gide grandit dans une atmosphère ouatée, où la réflexion intellectuelle alterne avec les lectures bibliques. Mais très tôt la chair le tient : « Je ne puis dire si quelqu’un m’enseigna ou comment je découvris le plaisir, aussi loin que ma mémoire remonte en arrière, il est là. » À huit ans, il est renvoyé de l’École alsacienne pour « mauvaises habitudes ». Le conflit est noué : d’un côté le devoir, les principes, la pureté ; de l’autre le plaisir clandestin ressenti comme un péché.

Gide a onze ans, en 1880, lorsque meurt son père. Le voilà presque entièrement livré à l’« inquiète sollicitude » d’une mère « aux vertus haïssables ». Il travaille avec des précepteurs, puis il entre en 1881 au lycée de Montpellier. Cette première confrontation entre son monde intérieur et la société tourne mal : il est « moqué, rossé, traqué ». On ne lui pardonne pas de réciter élégamment des vers. Une petite vérole le sauve heureusement de cet enfer, et bientôt des crises nerveuses, plus feintes que réelles — mais où finit la comédie et où commence la névrose ? — éloignent définitivement le péril. Gide reprendra plus tard ses classes à Paris, à l’École alsacienne, où il fera de brillantes études et où il se liera avec Pierre Louis (Pierre Louÿs).

Entre-temps, dans le sombre univers, survient l’« angélique intervention que je vais dire pour me disputer au malin », celle de Madeleine Rondeaux.


L’ange et la bête

Gide penchait pour la Normandie. Il n’y goûtait pas seulement la joie des vacances et la beauté des pommiers, il rencontrait ses cousines, Jeanne, Valentine et Madeleine, filles de l’oncle Henri Rondeaux. L’aînée, Madeleine, douce et grave, exerçait sur lui une autorité tranquille et une influence apaisante.

En 1882, André a treize ans, Madeleine, seize. Un soir, il surprend la jeune fille à pleurer, agenouillée au pied de son lit. Cette détresse mystérieuse le bouleverse et il offre à Dieu de consacrer sa vie à sa cousine pour la protéger « contre la peur, contre le mal, contre la vie ». Leur amour grandit, sans que s’y mêle le moindre désir équivoque. Gide voudrait se marier, mais sa mère s’y oppose, et Madeleine n’y songe point. Qu’importe ? pour André, l’amour, ce sont d’éternelles fiançailles (de cet amour, naîtra la Porte étroite).

Voici donc Gide à l’entrée de la vie. Modelé par les femmes, qui incarnent pour lui le devoir, il aime un ange : Madeleine, projection de sa mère, « réactive toutes les interdictions jetées par l’éducation maternelle sur les œuvres de chair » (J. Delay). Déjà aussi la création artistique apparaît au jeune homme comme une compensation à la limitation du réel, comme un exutoire à cette lutte sourde que se livrent en lui la foi et le plaisir.

Car, pour convaincre Madeleine, Gide, réfugié sur les bords du lac d’Annecy, écrit en 1890 les Cahiers d’André Walter. Confession à peine déguisée : André Walter, héros chaste et pur, aime sa cousine Emmanuelle, mais résiste victorieusement aux assauts de la chair, non sans d’ailleurs trouver une certaine volupté à cette tension intérieure. Bientôt, le renoncement devient total : « Puisqu’il faut que je la perde, que je te retrouve au moins, Mon Dieu, et que tu me bénisses d’avoir suivi la route étroite. »

Comme le Jérôme de la Porte étroite, André « ne rêve d’autres victoires que celles qu’on obtient sur soi-même ». D’ailleurs, il aime moins sa cousine qu’un autre lui-même, l’âme sœur, la projection d’un moi pur et libéré : « L’amour d’André Walter rappelle l’amour de Narcisse pour un reflet idéal de son âme » (J. Delay). L’ouvrage, de composition dispersée et compliquée, édité à compte d’auteur, n’a aucun succès. Il donne pourtant les premières clés du monde gidien et ouvre au jeune homme les portes du jardin symboliste, où Huysmans, Maeterlinck, Mallarmé l’accueillent comme un des leurs. Ses prochaines œuvres, le Traité de Narcisse (1891), les Poésies d’André Walter (1892), le Voyage d’Urien (1893), seront des fruits de ce même jardin.