Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
G

Gide (André) (suite)

Lafcadio triomphe-t-il ? Non pas. Et Gide pas davantage. La cicatrice originelle se ferme mal, et la blessure saigne toujours. Ses amis se disputent son âme : Claudel tente de ramener l’enfant prodigue vers le Père. Ghéon, en se convertissant, donne l’exemple. Copeau, Du Bos, Rivière ne lui laissent pas de répit. Gide, qui a passé une partie de la guerre à s’occuper d’un foyer franco-belge d’aide aux réfugiés, relit et annote les Évangiles : de cette crise mystique naîtra Numquid et tu (1922).

L’ange semble gagner !

Et soudain, en juin 1916, Gide se cabre. La date correspond à une crise importante de ses relations conjugales. Sa femme, blessée par son comportement, a déchiré les lettres de leur jeunesse, brisant « le meilleur de lui-même ». Consterné par ce geste, il opte désormais pour l’audace et arrache le masque qui le défigure.

Corydon, paru en 1911, se voulait déjà une justification de l’homosexualité. Avec Si le grain ne meurt (1920), Gide entreprend une confession impudente et honnête, destinée à la postérité. Libéré de la loi commune, allégé au point que ses œuvres pèsent moins lourd, dira Mauriac, l’écrivain entame une nouvelle jeunesse. La Symphonie pastorale (1919) paye un dernier tribut au passé. Béraud, Massis, Gabriel Marcel et Du Bos entreprennent alors la « croisade des longues figures » contre le corrupteur démoniaque.


Insaisissable Protée

Le cap de l’inquiétude franchi, les vagues du scandale se brisent contre l’indifférence sereine ou amusée du coupable ! Gide s’est toujours méfié de la bonne littérature et des bons sentiments. À présent, tout à la découverte de sa nouvelle personnalité, il consacre ses soins à la première de ses œuvres qu’il accepte de nommer roman, les Faux-Monnayeurs (1926). « Carrefour, rendez-vous de problèmes », roman d’un roman en train de s’écrire, ce livre constitue par sa technique une innovation capitale. Débarrassé des précisions de style balzacien, il superpose deux récits. Le premier, vie brute des personnages, servant de matière à réflexion critique au second : l’écrivain Édouard « pense » et juge une action développée par des personnages confondus à ceux de Gide. Il s’agit moins d’ailleurs pour Gide, « insaisissable Protée », de découper une tranche de vie réelle que de suggérer une infinité de directions possibles et d’expérimenter, comme en laboratoire, des moi successifs et contradictoires..

Les faux-monnayeurs représentent non seulement les jeunes collégiens dévoyés qui écoulent de fausses pièces, mais tous les faussaires de l’âme, les escrocs de la morale. Gide lui-même ne ressemble-t-il pas à l’un d’eux ? Lui-même, comme Édouard, comme le pasteur de la Symphonie pastorale, comme plus tard Évelyne, l’héroïne de l’École des femmes (1929), comme Robert (1930), se donne toujours de bonnes raisons de suivre sa pente...

À cette incertitude, Protée invente une nouvelle réponse, rompant encore une fois avec le présent et le passé : cet éveilleur de libertés s’interroge sur les conditions de la liberté et s’achemine vers la réforme sociale. « Voyageur sans bagage », il s’embarque pour le Congo, où il découvre la misère coloniale et d’où il rapporte deux lucides témoignages. Son adhésion au communisme s’insère dans la même « tentation altruiste », sans lui faire renier pour autant son attachement à l’individualisme ; le royaume des cieux doit s’établir dans ce monde, et l’individualisme bien compris sert la collectivité.

Invité officiellement par les Soviets, Gide se rend à Moscou en 1936. Mais, très vite rebuté par le communisme et le dogmatisme marxiste, il doit reconnaître sa déception : le Retour de l’U. R. S. S. condamne non la révolution, mais la trahison de la révolution.


La sagesse de Thésée

Signe des temps, les jeunes commencent à déserter André Gide pour se rapprocher des écrivains engagés. Soit lassitude, soit pessimisme devant les menaces qui pèsent sur la civilisation, Gide n’écrit entre Œdipe (1931) et Thésée (1946) que des œuvres mineures. Avant la Seconde Guerre mondiale, pourtant, il livre encore au public, avec son Journal, cinquante ans de tourments de conscience. Puis, exilé en Tunisie, il s’impose de nouveau le silence.

À soixante-dix-sept ans, parvenu à l’âge des « récapitulations », mais nullement vieilli, André Gide laisse, avec Thésée, son dernier message, message de foi dans le progrès. Et les Feuillets d’automne (1949), son testament spirituel, consacrent la victoire finale de Ménalque sur le Christ : « J’aurai déjà beaucoup fait si j’enlève Dieu de l’autel et mets l’homme à sa place » ; « [...] provisoirement, je penserai que la vertu c’est ce que l’homme peut obtenir de soi de meilleur. »

...Et sicut eritis dei. Et vous serez comme des dieux. À son tour, Gide entre dans le panthéon des gloires mondiales en recevant le prix Nobel en 1947. Il arrache le dernier voile sur sa vie en publiant Et nunc manet in te, courageux et pathétique témoignage par lequel il avoue au prix de quel calvaire pour son épouse, et de quel remords pour lui, il acheta sa liberté. En février 1951, une congestion pulmonaire l’emporte.


Esprit sans pente ?

De son éducation puritaine, Gide a hérité le goût de l’examen de conscience. Quelles qu’en soient les facettes, psychologiques ou esthétiques, toute son œuvre est un « vaste débat moral », un combat pour libérer sa conscience. Car il appartient à chacun de « suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant ».

Cet effort suppose lucidité et sincérité. Il réclame, comme un exercice d’hygiène mentale, un perpétuel dialogue de l’homme avec lui-même. Il exige enfin qu’on démasque l’hypocrisie, qu’on fasse craquer les carapaces des conventions ; qu’on crochète les serrures de l’inconscient. Au bout du chemin se trouve la libre affirmation de la personnalité sur le ton de la ferveur ou de l’ironie, qui n’est que « ferveur retournée » (J. Hytier). Sur le mode de l’expérimentation directe ou de la critique, Gide préconise la disponibilité et le déracinement, d’où l’éloge de la bâtardise, liberté à l’égard de la famille, d’où aussi l’acte gratuit, liberté à l’égard des motivations de la conscience. Mais alors Gide, réclamant la disponibilité, refuse du même coup l’engagement : l’action et le choix limitent la liberté, parce qu’ils amputent l’homme de ses virtualités.. Lafcadio, l’être libre par excellence, est condamné à l’« évasion perpétuelle »... Et Gide, logique avec lui-même, doit maintenir en lui les exigences contraires et entretenir un conflit jamais tranché.

« Esprit sans pente », déclare Claudel ! L’art, en réalité, conciliant le oui et le non, fusionne les moi divers. L’œuvre n’est pas l’expression d’un système clos, mais formation, expérimentation, invention de soi-même. Elle agit sur la personnalité et la transforme dans un rapport réciproque.