Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

expressionnisme (suite)

L’Allemagne et Die Brücke

La situation de la peinture en Allemagne au début du xx s. et une affinité particulière du génie germanique devaient faire de ce pays la terre d’élection de l’expressionnisme au tournant du siècle. Max Liebermann (1847-1935), Max Slevogt (1868-1932), Lovis Corinth (1858-1925) empruntaient encore à l’impressionnisme des effets, assez appuyés, de facture ; sous l’influence du courant d’idées symbolistes, la jeune génération rejetait cet art souvent lourd et superficiel, et, malgré la caducité de ses formules, elle était touchée davantage par l’idéalisme postromantique de Hans von Marées (1837-1887) et d’Arnold Böcklin*. Le renouvellement de l’intérêt pour les traditions nationales, qui était né avec le romantisme, remit en faveur les peintres des xve et xvie s. (Grünewald et surtout Dürer) comme les techniques anciennes de la gravure, en particulier sur bois, à laquelle Munch s’initie à Berlin, où il fait en 1892 une exposition retentissante. Après celle de Munch, l’œuvre des novateurs français, Gauguin, Cézanne, Lautrec, et celle de Van Gogh, présentée à Berlin (1903), à Munich (1904), à Dresde (1905), accélèrent l’évolution, au moment où le rêve édénique de Gauguin* est l’aboutissement du vaste courant européen de retour à la nature — auquel le romantisme allemand avait été fort sensible — et qu’illustrent notamment les artistes réunis à Worpswede (dans le nord de l’Allemagne, près de Brême) à la fin du xixe s. ; mais seule Paula Modersohn-Becker (1876-1907) comprit vraiment la leçon de Gauguin et sut en tirer une expression personnelle, sobre et méditative (Autoportrait au camélia, 1907, musée Folkwang, Essen). C’est à Dresde que le groupe « Die Brücke » (1905-1913), qui joint à la nostalgie de l’innocence primitive le goût de l’activité communautaire, fait la synthèse de ces éléments divers, où l’emportent nettement la tradition graphique médiévale ainsi que l’influence de la plastique africaine et océanienne, étudiée au musée ethnographique de Dresde. Ernst Ludwig Kirchner, Erich Heckel, Karl Schmidt-Rottluff, Max Pechstein, Otto Mueller (v. en fin d’article) pratiquent, les trois premiers surtout, un art d’où toute nuance est bannie au profit de stylisations abruptes, anguleuses, où les couleurs, disposées en aplats, s’accordent moins qu’elles ne se heurtent (Kirchner, Femme au divan bleu, 1910, Minneapolis, Institute of Art ; Schmidt-Rottluff, la Lecture, 1911, Munich, coll. part.). Membre de Die Brücke en 1906-07, Emil Nolde* apporte à l’expressionnisme, à partir de 1909, une dimension métaphysique (fort étrangère au paganisme érotique de Die Brücke), où le sarcasme douloureux voisine avec la frénésie extatique, à l’aide d’un métier dru, d’une exécution tumultueuse (Légende de Marie l’Égyptienne, 1912, Hambourg, Kunsthalle).


Berlin 1911-1914

Transférée à Berlin en 1911, Die Brücke y rencontra un climat plus favorable qu’à Dresde et exposa dans la galerie ouverte par Herwarth Walden, directeur de la revue Der Sturm (fondée en 1910). La notion d’expressionnisme s’élabore à ce moment, et Der Sturm en généralise l’emploi : le terme est appliqué à la présence du fauvisme* français à la Sécession de Berlin et au Sonderbund de Düsseldorf (dans un compte rendu de la revue Die Kunst). En 1912 sont ainsi qualifiées d’expressionnistes trois sélections, présentées par Der Sturm, d’œuvres très différentes : allemandes (Der Blaue* Reiter), françaises (Braque, Derain, Friesz, Vlaminck) et belges (Ensor, Wouters). L’« expressionnisme » recouvre donc en Allemagne, à cette époque, les tendances nouvelles internationales. L’équipe du Blaue Reiter (Kandinsky, Jawlensky, Marc, Macke, Campendonk) arrivant à notoriété à Berlin en même temps que Die Brücke, et le goût personnel de Walden l’inclinant davantage vers l’intellectualisme poétique de Kandinsky et de ses amis, Der Blaue Reiter fut pendant quelque temps à la pointe du mouvement expressionniste. Mais il était sollicité par de tout autres formes que celles qui avaient donné à Die Brücke son impulsion : cubisme* français, futurisme* italien (exposé à Der Sturm en 1912), tandis que Kandinsky jetait dès 1910-11 les bases d’un art d’effusion pure, d’où la référence au visible était écartée. C’est sur cette dernière voie que Marc, surtout, devait s’engager : son besoin de communion avec le monde le rapproche de Die Brücke, mais il s’exprime désormais par l’intermédiaire de l’animal, non plus de l’être humain (Chevreuils dans la forêt, II, 1913-14, Karlsruhe, Kunsthalle). Le visage humain est au contraire pour Jawlensky l’objet de multiples variations ; en quête d’une spiritualité toujours plus grande, il s’inspire de l’icône dans les tableaux antérieurs à 1914 (Femme au chapeau bleu, 1912-13, musée de Mönchengladbach).


Vienne 1910-1914

À Vienne, le courant expressionniste part du symbolisme décoratif et graphique de Gustav Klimt (1862-1918), dont procèdent à leurs débuts Richard Gerstl (1883-1908), disparu trop tôt pour avoir pu donner sa mesure, Egon Schiele, Oskar Kokoschka*.

Le Suisse Ferdinand Hodler*, dont la Sécession viennoise montra un ensemble important en 1904, est également une des sources de l’expressionnisme autrichien, notamment de celui de Schiele, que caractérisent une exaspération graphique et une tension égocentrique et érotique rarement atteintes (Figure féminine en noir, 1911, Turin, coll. part.). Collaborateur de Der Sturm dès 1910, Kokoschka fait preuve, en revanche, d’une réceptivité directe à autrui dans ses « portraits psychologiques » (1907-1914), où s’équilibrent les qualités du coloriste et du dessinateur (Portrait d’Herwarth Walden, 1910, Stuttgart, Staatsgalerie).


Expressionnisme et fauvisme

La diffusion de l’expressionnisme sous les auspices de Der Blaue Reiter, du cubisme et du futurisme, et favorisée par de grandes expositions (Sonderbund à Cologne, 1912 ; premier Salon d’automne allemand à Berlin, Der Sturm, 1913), toucha des artistes d’une génération antérieure, comme Christian Rohlfs (1849-1938), Corinth, ainsi que Wilhelm Morgner (1891-1917), Ludwig Meidner (1884-1966), fondateur à Berlin du groupe « Die Pathetiker », et Heinrich Nauen (1880-1940). Die Brücke dut en effet autant à la conjoncture historique qu’à l’outrance de ses procédés de faire peu école, et ce sont plutôt ses artistes qui furent influencés par leurs contemporains. À cet égard, le fauvisme connut une situation analogue. Mais si l’emploi de la couleur pure, la simplification des formes, la référence fréquente à Van Gogh et le renouveau de la gravure sur bois en France comme en Allemagne justifient le rapprochement entre expressionnisme et fauvisme, ce dernier illustre le plus souvent un esprit beaucoup moins tourmenté, où le bonheur de peindre hérité de l’impressionnisme est encore fort sensible, quand les réussites de Die Brücke, foncièrement hostile à l’impressionnisme, sont d’ordre graphique plus que pictural. Les fauves atteignent pourtant, par moments, à l’expressionnisme, en particulier Vlaminck (de très bonne heure : Sur le zinc, 1900, Avignon, musée Calvet) et Van Dongen (Danseuse borgne, 1905, Paris, coll. part.) ; de telles rencontres sont plus fortuites chez Matisse et Derain. Au début du siècle, en marge du fauvisme, Rouault* donne une version française originale de l’expressionnisme — un peu à la manière de Nolde en Allemagne —, avec des aquarelles d’une magistrale aisance, sur des thèmes religieux ou inspirées par le spectacle de la comédie et de la déchéance humaines (Fille au miroir, 1906, Paris, musée national d’Art moderne).