Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

espèce (suite)

Les critères de l’espèce

Toute définition de l’espèce repose donc sur un critère morphologique et un critère mixiologique. Que représentent-ils et quelles sont leurs valeurs ?


Critère morphologique

D’après ce critère, l’espèce apparaît comme une entité dotée d’une morphologie permanente. La permanence des formes d’une espèce permet l’identification des animaux préhistoriques représentés sur les murs des grottes. Mais le critère de l’identité morphologique est en défaut dans les cas de polymorphisme et de dimorphisme* sexuel ou saisonnier : la Coccinelle Adalia bipunctata présente des formes noires à points rouges et des formes rouges à points noirs. Des différences morphologiques non négligeables permettent de reconnaître le mâle et la femelle d’une même espèce. Les individus des diverses castes des Insectes sociaux montrent des formes très différentes ; cependant, les intercastes ne sont pas toujours très rares. Les dimorphismes saisonniers provoquent les mêmes difficultés ; les formes de printemps et d’été d’un Papillon pourraient être considérées comme deux espèces par un entomologiste non averti.

En revanche, des animaux identiques appartiennent à des espèces différentes ; l’Ascaris de l’Homme (Ascaris lumbricoides) et l’Ascaris du Porc (A. suum) sont identiques et ne sont identifiables que par l’hôte qu’ils parasitent. De nombreuses espèces présentent un polymorphisme ou un polychromatisme d’ordre adaptatif ; par exemple, des Crustacés appartenant à la même espèce possèdent des colorations différentes, en harmonie avec les couleurs du fond sur lequel ils vivent.

Au critère morphologique peut se rattacher le critère chromosomique. Les formules chromosomiques des Drosophiles semblaient favorables à cette hypothèse ; six espèces de Drosophiles différaient par le nombre de chromosomes, leurs dimensions ou leurs formes. Mais deux espèces, D. melanogaster et D. simulans, possèdent la même garniture chromosomique ; par ailleurs, l’analyse fine des chromosomes géants, polytènes, des glandes salivaires des Diptères révèle une séquence identique des bandes de ces chromosomes chez plusieurs espèces de Drosophiles. Chez un Crustacé Isopode, Jæra Syei, les femelles possèdent un trivalent sexuel et des bivalents dont le nombre varie de 8 à 13 selon la localisation géographique ; ces diverses formes chromosomiques appartiennent à une même espèce.

Des remarques analogues s’appliquent aux différences biochimiques ou immunologiques.

Le critère morphologique ne résiste donc pas toujours à une critique sévère ; sa valeur est parfois contestable.


Critère mixiologique

Il repose sur l’interfécondité dans une même espèce. Qu’entend-on par interfécondité ? Une fécondation gamétique, c’est-à-dire la fécondation d’un ovule par un spermatozoïde étranger qui engendre un œuf viable, capable de se développer et de donner un adulte qui, à son tour, se reproduira.

Des difficultés apparaissent rapidement. Des végétaux et des animaux montrent des hybrides interspécifiques ; les uns sont stériles et les autres sont plus ou moins féconds. Ainsi, chez les Mammifères, l’hybride mâle est généralement stérile, alors que l’hybride femelle est plus ou moins fécond ; le croisement Baudet × Jument produit le Mulet mâle stérile et la Mule plus ou moins féconde. Chez les Oiseaux, les Papillons, le fait inverse s’observe ; les hybrides mâles sont plus ou moins féconds, alors que les hybrides femelles sont stériles.

Une distinction importante doit être faite entre les interfécondités naturelle et expérimentale. Une interfécondité entre espèces réussie dans des conditions particulières d’élevage prouve des liens phylogénétiques, mais n’implique pas une interfécondité dans la nature. Par exemple, le Faisan doré (Chrysolophus pictus) et le Faisan d’Amherst (C. Amherstiæ) diffèrent grandement l’un de l’autre par la morphologie et la répartition géographique ; le premier est du nord-est de la Chine, alors que le second habite le Tibet et la Birmanie. En volière, les espèces se croisent et les hybrides sont féconds. Il est même rare de trouver un Faisan d’Amherst qui soit pur de tout croisement avec un Faisan doré. Cependant, une mortalité anormale dans les œufs et des jeunes ainsi qu’un excès de naissance de mâles indiquent une homologie imparfaite des deux patrimoines héréditaires.

Trois espèces de Souris, Mus musculus (maisons d’Europe et d’Asie méridionale), M. specilegus (champs et forêts du sud de la France, de l’Europe centrale, des Balkans, d’Espagne), M. bactrianus (maisons du sud-est de l’U. R. S. S. et de l’Asie centrale), à répartition géographique et à morphologie caractéristiques, sont interfécondes quand on les élève en laboratoire, et les hybrides sont féconds.

Ces exemples et bien d’autres montrent que de nombreuses espèces s’accouplent en captivité, alors qu’elles sont totalement isolées sexuellement dans les conditions naturelles de leur existence. Bien des raisons (défaut d’attirance ou répulsion, différences de tailles, léger décalage des périodes de reproduction) empêchent le rapprochement des sexes, alors que la fécondité gamétique existe expérimentalement.

Le critère mixiologique garde donc sa valeur uniquement dans les conditions naturelles.


Conception moderne de l’espèce

Une espèce est un groupe de populations naturelles. Une population naturelle se compose d’individus sympatriques (de la même patrie), habitant une aire géographique généralement restreinte et offrant des conditions écologiques favorables. Les individus se reproduisent dans la population, qui possède un certain ensemble génique responsable des traits morphologiques, physiologiques, biochimiques, éthologiques spécifiques ainsi que des variations individuelles. Les diverses populations naturelles constituant l’espèce sont plus ou moins séparées les unes des autres ; quelques individus passant d’une population à une autre assurent le maintien de l’homogénéisation de l’ensemble génique spécifique.