Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

espèce (suite)

Le botaniste anglais John Ray (1627-1705) propose dans son Historia plantarum (1686-1704), comme le rappelle Lucien Cuénot, un critère de l’espèce : « Nulla certior occurit quam distinctio propagatio ex semine (tout ce que donne la semence d’une même plante est de même espèce), car les caractères d’une espèce conservent perpétuellement leur nature par semis et ne peuvent être produits par la semence d’une autre espèce. » Les différences qui existent entre les individus provenant des graines d’une même plante sont accidentelles et non spécifiques.

La pensée de Linné* sur l’espèce s’est modifiée avec le temps. Il ne sait si la création initiale ne concerne pas plutôt le genre que l’espèce ; il note l’existence de variétés et les considère comme des modifications secondaires et non héréditaires. En 1760, au sujet de Géraniums africains, il pose la question : « Toutes ces nouvelles espèces sont-elles filles du temps ou bien ont-elles été déjà formées à l’origine des choses ? » En 1767, sa position est plus nette : « À partir du premier principe végétal furent créées autant de plantes diverses qu’il y a d’ordres naturels. Ces ordres se mélangèrent par la génération, de sorte qu’il s’est produit autant de plantes qu’il existe aujourd’hui de genres. La Nature a mélangé ensuite toutes ces formes (sans modifier la structure des fleurs) et en a fait les espèces existantes. » Malgré ses imprécisions, Linné a joué un rôle considérable en systématique en instaurant la nomenclature binominale.

Beaucoup d’autres définitions de l’espèce ont été proposées. Elles reposent en général sur deux critères : le critère morphologique ou de ressemblance et le critère mixiologique ou de descendance ; appartiennent à la même espèce des individus plus ou moins semblables entre eux et qui sont liés par leur interfécondité dans l’espace et le temps. Parmi les anciennes définitions, deux méritent de retenir l’attention : celle de Cuvier et celle de Buffon. Pour Cuvier*, « l’espèce est une collection de tous les corps organisés nés les uns des autres ou de parents communs et de ceux qui leur ressemblent autant qu’ils se ressemblent entre eux ». Cuvier accorde autant de valeur aux deux critères, alors que, dans sa définition, Buffon* estime le critère mixiologique plus important que le critère morphologique : « La comparaison de la ressemblance des individus n’est qu’une idée accessoire et souvent indépendante de la succession constante des individus par la génération, car l’Ane ressemble au Cheval plus que le Barbet au Lévrier et cependant le Barbet et le Lévrier ne font qu’une même espèce puisqu’ils produisent ensemble des individus qui peuvent eux-mêmes en produire d’autres au lieu que le Cheval et l’Ane sont certainement des espèces différentes puisqu’ils ne produisent ensemble que des individus viciés et inféconds. »

Peu à peu, les idées fixistes semblent difficiles à soutenir et sont remplacées par des idées évolutionnistes. Cette profonde modification de la pensée scientifique réagit sur la conception de l’espèce, et cette seconde période se caractérise principalement par les définitions de Lamarck et de Darwin.


La deuxième période

Lamarck*, qui a décrit et nommé quantité d’espèces, ne croit pas à la réalité objective de l’espèce. Dans le Discours d’ouverture de l’an XI, il donne le nom d’espèce à « toute collection d’individus semblables qui se perpétuent dans le même état tant que les circonstances de leur situation ne changent pas assez pour faire varier leurs habitudes, leur caractère et leurs formes ». Il précise sa pensée : « La Nature n’a réellement formé ni classes, ni ordres, ni familles, ni genres, ni espèces constantes, mais seulement des individus qui se succèdent les uns aux autres et qui ressemblent à ceux qui les ont produits. Or, ces individus appartiennent à des races infiniment diversifiées, qui se nuancent sous toutes les formes et dans tous les degrés d’organisation, et qui chacune se conservent sans mutation tant qu’aucune cause de changement n’agit sur elles. Lorsqu’on connaît toutes les espèces d’une même série, on voit qu’elles se fondent les unes dans les autres, de sorte qu’il n’y a presque aucun moyen de définir par une expression les différences qui les séparent ; les distinctions génériques et spécifiques ne paraissent claires que lorsqu’il y a des lacunes. »

Darwin*, bien que son œuvre magistrale s’intitule De l’origine des espèces... (1859), n’a pas formulé de définition. Il écrit : « Je considère le terme d’espèce comme arbitrairement donné par pure commodité à un ensemble d’individus se ressemblant beaucoup entre eux [...] ; il n’est pas essentiellement différent de celui de variétés que l’on donne à des formes moins distinctes et plus variables. » En réalité, les définitions fort imprécises de Lamarck et de Darwin, bien qu’évolutionnistes, ne diffèrent pas grandement de celles qui sont admises par les fixistes.


La troisième période

Après cette période postdarwinienne, la systématique progresse, et de nouvelles espèces sont décrites ; non seulement leur morphologie, leur physiologie, leur reproduction, mais aussi leur répartition géographique et leur comportement sont analysés. L’abondance des formes révèle une notion nouvelle : l’existence de races géographiques, ou sous-espèces. Les acquisitions de la génétique permettent l’étude des populations, et ainsi s’édifie une conception moderne de l’espèce dont l’ornithologiste Ernst Mayr (1942) donne une excellente définition : « Les espèces sont des groupes de populations naturelles dans lesquelles les individus sont réellement (ou potentiellement) interféconds et capables de se croiser ; mais ces groupes sont isolés des autres groupes. Toute espèce est isolée des autres espèces au point de vue de la reproduction. » Mayr n’accorde donc aucune importance à l’identité morphologique. Dans les définitions de l’espèce formulées par Cuvier, Buffon et Mayr, la place accordée à la ressemblance morphologique se réduit de plus en plus.