Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

espace géographique (suite)

Quels sont donc les aspects qui paraissent fondamentaux à qui veut étudier le rôle de l’espace dans la vie des sociétés ? Sa fonction écologique, d’abord : le darwinisme a fourni à la géographie humaine des indications qu’il ne saurait être question de négliger. L’homme fait partie de chaînes auxquelles il est lié par des rapports de concurrence et par des échanges de matière et d’énergie. L’homme a besoin d’aliments qui ne peuvent lui être fournis en dernier ressort que par la photosynthèse, donc par des plantes recevant le rayonnement solaire, et donc par une certaine surface de sol.

La faiblesse des géographies du début du siècle est de s’être arrêtées à ce niveau de l’enquête : les rapports de l’homme et de son support écologique ne sont pas immuables. Ils dépendent des techniques utilisées pour domestiquer les associations, les modifier, les utiliser ; ils dépendent aussi des moyens dont on dispose pour mouvoir les produits ou pour déplacer les gens. Selon les cas, la base qui fournit à un groupe ce qui est nécessaire à son entretien est locale ou bien lointaine, parfois même variable dans le temps ; c’est le cas des sociétés industrielles évoluées, qui importent la plus grande partie de leur alimentation. Expliquer les différences de densités en fonction des données de la géographie naturelle est décevant : on arrive à déterminer des seuils, à mettre en évidence des facteurs limitants, mais leur action est toujours relative à un certain état de civilisation.

Pour aller plus loin dans la compréhension du monde, il faut réfléchir aux autres rôles de l’espace, à ceux qui sont plus directement sociaux. Toute activité demande un support territorial. Cela crée, à l’intérieur des sociétés, certaines forces centrifuges : voilà qui nuit à l’épanouissement de la vie de relation. L’espace, pour l’homme, n’est pas uniquement étendue où agir, il est aussi obstacle à qui veut communiquer et, en même temps, permet seul d’isoler les faisceaux multiples de relations, de créer clarté et ordre là où la concentration absolue aboutirait au chaos.

On prend de plus en plus conscience des dimensions psychologiques de l’espace. La distance est non seulement éloignement physique, elle est encore mesure de hiérarchie sociale. Voici qu’on abandonne les données solides du monde réel. N’oublie-t-on pas la géographie ? On l’a cru longtemps, mais les idées évoluent vite. La topographie sociale d’une ville ne traduit pas simplement des laits physiques et économiques : elle exprime, dans les ségrégations qui s’y lisent, des distances qui sont d’abord sociales.

Les économistes ont sans doute été les premiers à prendre conscience de la nécessité, pour aller au cœur des problèmes de répartition, de dépasser le cadre géométrique simple dans lequel les sciences sociales se sont mues depuis leur origine. François Perroux a rendu familiers les espaces abstraits, il les oppose à l’espace concret, à l’espace sensible des réalités physiques, qu’il qualifie d’espace géographique. Nous n’aurions rien contre cette dénomination si elle ne traduisait une méconnaissance profonde des curiosités modernes de la géographie.

Pour qui veut comprendre le monde social et sa répartition, il importe en effet de prendre conscience à la fois de toutes les dimensions, de toutes les distances qui traduisent les faits de hiérarchie et de rapports. Tous ces éléments ne se traduisent pas concrètement dans l’espace ; le problème de l’explication est de comprendre pourquoi certaines dimensions plutôt que d’autres demandent à être interprétées de manière concrète dans la répartition des lieux habités, des routes, dans l’ensemble des significations qui leur sont attachées.

Les nouveaux domaines qu’ouvre à la géographie l’élargissement contemporain de sa vision de l’espace sont presque vierges. Leur exploration commence à peine. Elle suppose une rupture avec des habitudes de pensée où toute l’attention était tournée vers les objets concrets. Le géographe devient de plus en plus un spécialiste de l’homme : il a besoin du psychologue pour comprendre la manière dont le monde extérieur est perçu et organisé, la manière dont les lieux sont préférés et choisis. Il a besoin ensuite du sociologue, de l’anthropologue et de l’économiste pour voir comment on passe des réactions et comportements individuels aux réalités globales que constituent les organisations territoriales qu’il s’attache à découvrir et à expliquer.

Au cours des dix dernières années, la géographie a beaucoup emprunté à l’économie spatiale. Elle se tourne maintenant plus volontiers vers d’autres sciences sociales. Elle cherche chez les béhavioristes des modèles d’enchaînement des motivations et des décisions. Elle demande à l’anthropologie de lui expliquer les structures de relations qui caractérisent la vie sociale, et qui varient d’une civilisation à l’autre.

Le paysage humanisé est ainsi considéré comme l’aspect sensible d’un espace dont la plupart des dimensions échappent à l’observation directe, et à la mesure physique. Entre ce qui s’exprime et ce qui reste latent existent des rapports d’équilibre : le groupe doit parvenir à traduire dans l’espace toutes les relations d’éloignement ou de proximité qui sont nécessaires à son existence et à l’épanouissement de ses membres. Généralement, il suffit d’un arrangement unique, d’une seule morphologie pour parvenir à ce résultat. Mais la règle n’est pas absolue. On sait depuis Marcel Mauss* que certains peuples, comme les Esquimaux, trouvent dans le changement périodique de leur trame spatiale le moyen d’exprimer différents aspects de leurs besoins sociaux : celui de la vie collective, de la vie religieuse, lors des périodes de rassemblement de l’hiver ; celui de la vie au plein air, du retour aux sources païennes de la force ; celui de l’explosion des énergies individuelles au cours des périodes d’été, lorsque les groupes se trouvent disjoints par les nécessités de la chasse et de la pêche. Nos sociétés ne sont pas très dissemblables de celles des Esquimaux : elles ne parviennent à l’équilibre spatial qu’en faisant se succéder les configurations et les répartitions. Il y a celles du travail, celles au contraire des loisirs, et qui diffèrent selon que l’on passe des deux jours du week-end aux longues périodes estivales de migrations collectives.