Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

espace géographique (suite)

Les traits communs de l’espace de la géographie classique

En fait, durant la première moitié de ce siècle, les géographes ont pratiqué une méthode qui combinait dans des proportions variables l’appréhension des paysages, avec l’analyse régionale, et l’étude écologique des milieux : c’était affaire de tempérament, de formation, de tradition nationale aussi. En Allemagne, l’association des deux formules a été le point de départ d’une réflexion féconde et difficile sur le Landschaft. En France, on en est resté généralement à une combinaison plus empirique. La dimension des domaines d’étude interdisait d’ailleurs aux chercheurs français de consacrer autant de temps que le faisaient leurs collègues allemands aux équilibres locaux, aux enchaînements qui lient les choses et les êtres en un même point de l’écorce terrestre.

Après le reflux de la géographie mathématique et sa transformation en science auxiliaire, il s’est donc développé trois démarches différentes dans leur propos et dans leur but, mais assez proches dans leurs résultats. L’analyse de la différenciation régionale de l’écorce terrestre a pour elle d’être la plus ancienne (aussi vieille que la tradition cosmographique), la plus prestigieuse (puisque c’est celle des grands pionniers du début du siècle dernier), la plus simple aussi. Elle présente aux yeux de beaucoup l’inconvénient de ne pas définir un objet propre de la géographie, ce qui a sans doute beaucoup fait pour le succès des courants rivaux. Elle est en fait plus hétérogène qu’il n’apparaît : elle cherche dans certains cas à découvrir les relations qui expliquent régularités et répartitions et analyse un espace composé à la fois de surfaces élémentaires et de réseaux complexes de lignes qui les lient ; elle se borne dans d’autres cas à constater l’originalité des régions, ne voit dans l’espace qu’aires discontinues et finit par se confondre avec l’approche par le paysage. La démarche écologique insiste aussi sur les aspects concrets de l’espace, mais ce ne sont pas les mêmes : pour le paysagiste, le concret est donnée immédiate de la perception ; pour l’écologiste, il est rapports entre choses et êtres. L’espace des environnementalistes et des possibilistes possède des propriétés curieuses : la dimension verticale est celle qui retient le plus longuement leur attention ; en chaque point, des échanges se réalisent par la respiration et la transpiration des plantes, par la photosynthèse, puis par la chaîne trophique qui en dépend ; qui les comprend voit s’éclairer l’ensemble des caractères du milieu. La dimension horizontale n’est pas à négliger, mais son étude réclame moins de minutie : les équilibres écologiques locaux sont sous la dépendance du climat et de la structure. Il suffit de bien comprendre les règles qui dominent les répartitions de ces deux ordres de faits pour tout expliquer en géographie : c’est en ce sens qu’il faut interpréter les tentatives récentes, mais déjà un peu démodées, d’élaborer une géographie zonale qui serait libérée des infirmités de la géographie régionale classique et offrirait un cadre d’explication et de description générales des répartitions et configurations.

Les diverses conceptions classiques de la géographie envisagent toutes l’espace sous un biais particulier, insistant sur certains de ses caractères et négligeant les autres. Certains tenants de l’école de la différenciation régionale, comme l’ensemble de ceux qui font du paysage la mesure de toute chose, le conçoivent comme une mosaïque de surfaces élémentaires juxtaposées. La tradition écologiste insiste sur la dimension verticale, sur certaines liaisons horizontales et oublie, souvent, l’analyse des phénomènes étendus. Ceux qui se soucient à la fois de définir des unités régionales et de comprendre leurs liaisons ont une vision moins partielle ; ils s’intéressent aux aires, mais ne négligent pas les lignes qui les unissent ou les points qui les dominent. C’est sans doute là que réside la supériorité de leur conception : elle est plus riche, dans son contenu spatial, que ne le sont les autres.

Toutes ces démarches ont cependant un point en commun : celui d’envisager d’abord l’espace comme un ensemble sensible dans lequel se situent les êtres et les choses. La manière dont cet espace est ressenti, vécu, désiré, consommé n’intervient guère dans les descriptions de la géographie classique, sinon dans les meilleurs des travaux consacrés à l’analyse des faits culturels. À force de s’attacher à l’espace physique, la géographie se coupe des autres sciences sociales : n’est-ce pas Paul Vidal de La Blache (1845-1918), que l’on considère pourtant, et à juste titre, comme le père de la géographie sociale moderne, qui écrivait de la géographie qu’elle était « science des lieux et non des hommes » ?


Une conception plus complexe de l’espace

La géographie vit aujourd’hui une période de mutation. On a cessé de vouloir toujours mettre un égal accent sur les aspects physiques et sur les aspects humains, ce qui était un héritage commun de l’environnementalisme et du possibilisme. Si l’on veut comprendre la répartition des hommes, de leurs activités et de leurs œuvres à la surface de la Terre, il importe de se pencher sur le rôle que joue effectivement l’espace dans la vie humaine, il importe ensuite de rechercher systématiquement comment ce rôle se traduit par des régularités, des configurations ou des groupements systématiques. C’est ce qui fait dire souvent de la cinquième tradition en géographie, celle qui est en train de s’imposer, qu’elle est une théorie de la localisation. C’est vrai, mais sans doute un peu trop étroit comme définition. La formule a l’avantage de montrer que la recherche contemporaine s’inspire largement de préoccupations que les économistes ont eues, de manière épisodique, depuis fort longtemps, et que l’on trouve chez les statisticiens du xviiie s. Ce qu’elle oublie, c’est l’analyse psychologique ou culturelle désormais pratiquée par les géographes. Ne voir dans les développements contemporains qu’un prolongement de l’économie spatiale, c’est refuser de reconnaître combien l’explication rompt avec les schémas trop secs de la théorie économique ou sait tempérer la rigidité des hypothèses qui servent de base aux modèles béhavioristes.