espace géographique (suite)
L’expérience montre aussi que les besoins fonctionnels de la vie sociale ne suffisent pas à déterminer tous les aspects de la disposition spatiale observée : du moment que certaines répartitions élémentaires sont respectées, la vie sociale est possible. La morphologie sociale est donc marquée par des éléments qu’on n’ose pas qualifier de gratuits, mais qui ne sont pas nécessaires, de manière absolue, à la survie du groupe. Cela est très apparent chez les groupes primitifs, ou dans certaines sociétés historiques où le plan des villages et des villes est dessiné en fonction des conceptions cosmologiques du groupe (comme à Rome, ou dans les villes de la Chine impériale) ou encore à l’image d’une structure idéale que le groupe se donne de lui-même (comme chez les Bororos que signale Lévi-Strauss).
La vision même des systèmes de division régionale à laquelle s’attachait la géographie classique se trouve transformée par cet élargissement du champ des concepts spatiaux utilisés. Qu’est-ce qu’une région de culture de plantation, comme le sud des États-Unis ? Un ensemble bien limité, aux frontières franches, isolé du monde ? Pour répondre à la question, il faut d’abord voir ce qui a présidé à la naissance et à la diffusion des plantations ; il s’agit d’une combinaison particulière de facteurs de production qui a joui d’une faveur considérable auprès des Européens qui se sont installés en Amérique depuis le xvie s. Le sud des États-Unis n’est qu’une portion étroite d’un univers social dont les membres partagent un certain mythe, une certaine manière de concevoir la réussite matérielle et l’organisation de la société. Toutes les zones où le mythe est présent, où il exerce une fascination sur les esprits ne sont pas pour autant des espaces où les plantations dominent. L’idéal des colons du nord des États-Unis n’était pas toujours différent de celui du sud. La région où le modèle s’est matérialisé n’est qu’une portion d’un univers plus vaste où il n’a pu se manifester que de manière épisodique, subsiste à l’état latent ou a dû disparaître devant la concurrence d’autres schèmes mentaux. La région géographique n’est plus la portion d’étendue aux bords francs que l’on se plaisait à reconnaître naguère. Elle est un sous-ensemble directement sensible, au sein d’un ensemble qui l’englobe et qui la dépasse. Cet ensemble lui-même se superpose en partie à d’autres ensembles, celui des zones où le mythe de la paysannerie libre, au sens jeffersonien du terme, est vivant, et que l’on retrouve aux États-Unis aussi bien dans le Sud que dans les régions où il a dominé l’organisation de l’espace, celles du Centre et de l’Ouest.
Il est des disciplines dont le nom a évolué en même temps que s’affinaient leurs méthodes, que se précisaient les concepts et que se modifiaient les hypothèses fondamentales. La géographie, la description de la surface de la Terre, n’est pas de celles-là, peut-être simplement parce que les termes qui traduiraient le mieux sa réalité actuelle ont été utilisés dans un autre sens (on pense à la géologie), ou n’ont pas parlé au public (on pense à celui de chorologie). L’histoire des conceptions de l’espace géographique montre cependant la profondeur des transformations qui ont eu lieu dans le passé, et de celles qui se font sous nos yeux : en s’enrichissant, en se précisant, les méthodes qui permettent de définir l’étendue et la distance conduisent à un approfondissement des principes de la discipline, à un affermissement de son pouvoir d’explication et de projection.
P. C.
➙ Géographie.
R. Hartshorne, The Nature of Geography (Lancaster, Pennsylvanie, 1939 ; 4e éd., 1958). / F. Perroux, les Espaces économiques (Économie appliquée, 1950). / J. R. Boudeville, les Espaces économiques (P. U. F., « Que sais-je ? », 1961 ; 3 éd., 1970). / J. Labasse, l’Organisation de l’espace (Hermann, 1966). / D. Bartels, Zur wissenschaftstheoretischen Grundlegung einer Geographie des Menschen (Wiesbaden, 1968). / P. Claval, Régions, nations, grands espaces (Génin, 1968). / P. George, l’Action humaine (P. U. F., 1968). / D. Harvey, Explanation in Geography (Londres, 1969). / O. Dollfus, l’Espace géographique (P. U. F., « Que sais-je ? », 1970 ; 2e éd., 1973).