Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Éléates (les) (suite)

Parallèlement, un clivage entre l’être et l’apparence s’instaure, le premier devenant synonyme d’éternité, d’absolu, d’a-temporel et d’immobilité — seul connaissable parce que rationnel — et la seconde traduisant tout ce qui ressortit au changement, au devenir, à l’historique et aux sens — part maudite du réel, indigne d’être connue et d’ailleurs impossible à connaître, au-delà de quoi la philosophie a pour mission et fonction de voir. De là découle la première distinction explicite entre connaissance et opinion, celle-ci participant de l’apparence qu’elle cautionne, celle-là constituant un savoir certain, obtenu par la démarche logicienne.

Contrepartie de la fixité, de l’immobilisme, voici un autre axiome éléatique : l’absence de pluralité. L’opposition héraclitéenne des contraires sera combattue ; l’être est homogénéité ou plutôt totalité indépendante de tous composants ou éléments, pure unité ; l’un ne saurait engendrer le multiple.


Vie et opinions des Éléates


Xénophane

Précurseur des Éléates, Xénophane (580 av. J.-C.? - 500 av. J.-C.?) est, environ quarante ans avant Héraclite, celui qui innove la rupture avec les conceptions philosophiques des « physiologues » ou « naturalistes » ioniens. Né à Colophon, en Asie Mineure, il a mené une vie errante et laissé des poèmes dont il ne nous est parvenu que des fragments (De la nature, Silles, Élégies). Son œuvre est en vérité, pour l’essentiel, celle d’un logicien et d’un théologien.

Son originalité est double. D’une part, Xénophane pose pour la première fois le problème de la connaissance : conformité ou non-conformité entre le réel et la représentation de celui-ci ; distinction entre science (savoir véritable) et opinion (apparence de savoir) ; valeur de la sensation, relativité de la connaissance par les sens. Sur ce point, sa position est celle-ci : puisque le donné sensible diffère selon l’expérience, chaque sujet le percevant de manière propre, il n’existe pas de vérité objective s’y rapportant ; toute connaissance n’est donc que probable, le vrai n’est que le vraisemblable et la seule vérité n’est autre que la subjectivité de chacun.

D’autre part, sa nouveauté consiste aussi en une critique de l’anthropomorphisme. « Si les bœufs, les chevaux et les lions avaient des mains et pouvaient peindre et sculpter, ils représenteraient les dieux sous formes de bœufs, de chevaux et de lions, comme les hommes qui les représentent à leur propre image. » Xénophane fait ainsi le procès des religions existantes et des poètes qui les ont fait connaître, Homère et Hésiode. Ces derniers ont, en réalité, déprécié, diffamé les dieux auxquels, non contents d’imposer une forme humaine, ils ont attribué les plus « viles » parmi les actions propres aux hommes (le mensonge par exemple). Or, le Dieu véritable n’est rien de tel : un, éternel et immobile, il ne subit pas le changement — que ce soit selon le lieu ou selon le temps. Entité suprême, il est maître de toutes les autres divinités et perçoit tout instantanément. Ayant la forme d’une sphère, il est identifié au Tout et contient ce qui est : rien n’existe hors de lui. Identique à la totalité de l’être, lui aussi éternel, Dieu n’est pas à comparer avec autre chose.

Malgré ce rigoureux panthéisme, la physique de Xénophane montre une forte ressemblance avec celle des milésiens. L’élément premier est la terre, qui engendre tout et à laquelle tout retourne. La terre se dissout dans l’Océan, qui est son fils ; par cette dissolution, l’univers se dirige vers sa destruction, terme provisoire du processus entraînant la mort de l’humanité, préalable à une nouvelle naissance. Quant au soleil, il est composé des corpuscules de vapeur attirés depuis l’Océan et les eaux par sa chaleur : il meurt donc chaque nuit pour renaître au matin.


Parménide

Disciple du précédent, le premier et le plus important des philosophes d’Élée, Parménide (504-501? av. J.-C. ou 456-436? av. J.-C.) nous est surtout connu par divers intermédiaires sur lesquels il a exercé son influence et par son poème De la nature, prototype de la conception logicienne de l’être qui est en train de s’instaurer.
(1) Seul l’être est, le non-être n’est pas ; le non-être ne peut être pensé et ne saurait être ; au contraire, l’être est « ce qui peut être pensé » et ne saurait ne pas être.
(2) L’être est éternel ; il n’a pas de commencement, il n’est pas né, car il serait alors issu du néant et ce qui est ne saurait être produit par ce qui n’est pas.
(3) L’être est a-temporel, hors du temps. N’étant pas plus sujet à périr qu’à naître, il ignore également le mouvement. Le mouvement est exclu, au même titre que le devenir ; ils n’existent pas, puisqu’ils exigent un terme moyen entre être et non-être ou un passage de l’un à l’autre considérés comme impossibles.
(4) L’être est continu ; il est nécessairement indivisible pour cette raison que, dans le cas inverse, il y aurait du non-être entre ses parties ; le vide n’existe pas.

L’être est fini — de forme sphérique (comme chez Xénophane) — et constitue la perfection même : son caractère est la complétude, l’absence de manque ou de défaut. C’est, en un mot, le ciel avec tout ce qu’il contient.

Outre l’influence du pythagorisme, la physique de Parménide est tributaire, comme celle de son prédécesseur, de la conception milésienne. Deux éléments composent la substance première du monde visible : ce sont la lumière et l’obscurité, ou encore le feu — léger et subtil, il sépare — et la terre — dense et lourde, elle unit. La terre, sphérique et comportant une masse de feu en son milieu, est située au centre de l’univers, où elle se tient immobile. Plusieurs disques emboîtés les uns dans les autres l’entourent, alternativement froids et sombres ou lumineux et chauds, et limités à la périphérie par une couronne de feu ; au-dessous de celle-ci, et limitant le monde, un disque à l’intérieur duquel prend place une couronne pour chaque astre. C’est ce disque qui met en mouvement tous les autres.