Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

Dostoïevski (Fedor Mikhaïlovitch) (suite)

Mais surtout par le truchement d’Hippolyte dans l’Idiot et de Stavroguine, Dostoïevski se livre à deux reprises à des « confessions » qui révèlent les soubassements de son univers intérieur et qui servent de prélude à un monologue plus hallucinant et plus redoutable encore, les Mémoires écrits dans un souterrain. Dans cette œuvre extraordinairement profonde, bravant les interdits, il entreprend, dans une sorte de délire fiévreux, une « descente aux enfers de la connaissance de soi » et, explorant le labyrinthe érotique et religieux de son être, proclame son droit à la liberté et sa croyance dans les fondements irrationnels de l’univers spirituel.


Le creuset du doute

Telle est la part du diable : à sonder les abîmes, à respirer l’air raréfié des souterrains, on étouffe, borné par ses limitations ; de cet univers intérieur s’exhalent l’ennui, le dégoût, la stérilité, le non-sens. Ainsi, Stavroguine finit-il par se pendre, Raskolnikov vit-il au bagne, Kirilov l’athée fait-il du suicide la seule solution possible, Ivan perd-il la raison, tous héros devenus désespérés, qui avaient mis leurs espoirs dans leur intelligence et leur volonté...

Et pourtant dans le sous-sol malsain souffle soudain l’air pur de la grâce, qui soulève l’homme et l’appelle au repentir, à l’amour, à l’extase. L’abîme du mal est comblé par la condescendance infinie d’un Dieu miséricordieux ; sans Dieu, l’homme, prisonnier de lui-même, dépérit : avec Dieu, il découvre la vraie liberté : « Toute la loi de l’existence humaine consiste en ce que l’homme puisse s’incliner devant l’infiniment grand. Si l’on prive les hommes de l’infiniment grand, ils ne pourront pas vivre et mourront de désespoir », dit Stepan Trofimovitch sur son lit de mort (les Possédés).

Besoin de Dieu, certes. En découle-t-il que Dieu existe ? « Je suis tenu de proclamer mon incrédulité, répond Kirilov ; pour moi il n’y a rien de plus élevé que l’idée de l’inexistence de Dieu ; l’histoire de l’humanité tout entière est avec moi : l’homme n’a fait qu’inventer Dieu pour vivre sans se tuer. » Ainsi se trouve posée l’alternative fondamentale où chaque part de l’homme divisé croit et nie en un dialogue inépuisable : « Dieu est nécessaire, dit encore Kirilov et par conséquent il doit exister, mais je sais qu’il n’existe pas et ne peut exister [...], tu ne comprends donc pas qu’il est impossible de vivre avec ces deux idées-là ? »

Pour cerner avec précision la démarche métaphysique de Dostoïevski, il faut aller droit aux textes majeurs, ceux qui, dans une ultime confession, où toutes les voix intérieures de l’écrivain se répondent, nous livrent les grandes lignes de sa vision du monde : les Frères Karamazov. Ils sont quatre frères : Dmitri, Ivan et Aliocha, fils légitimes du vieux Fedor Karamazov, et Smerdiakov, de naissance illégitime. Les fils portent en eux les tares héréditaires de leur père, parmi lesquelles la sensualité ; l’aîné, Mitia, est un impulsif, débordant de vie, bavard et vicieux, épris de beauté : « La beauté, s’écrie-t-il, quelle chose terrible ; c’est là que le diable entre en lutte avec Dieu et le champ de bataille c’est le cœur de l’homme. » Convoitise des yeux et convoitise de la chair, tels sont les « péchés » de Mitia. Le second, Ivan, réservé et instruit, cultive en lui un violent scepticisme, niant l’amour de Dieu et du prochain : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis. » Aliocha, le troisième, a l’esprit simple et le cœur pur ; élevé dans une atmosphère religieuse par le vieux moine Zossime, il mène une vie droite, bien que parfois apparaissent en lui quelques éclairs de la « folie sexuelle » des Karamazov. Smerdiakov, enfin, épileptique, cynique libertin, qui figure le mal, vit en serviteur chez son père.

Les passions amoureuses et les conflits d’intérêts, les rapports complexes et inconciliables entre les frères forment le pivot du roman : le vieux père, que hait chacun des trois fils, Aliocha excepté, est assassiné, et, dès lors, l’aventure commence : qui a tué ? Mitia le passionné ? Ivan le froid raisonneur ? ou Smerdiakov le taré ? Aliocha, touché par la grâce, reçoit leurs confessions successives, mais, bien qu’il comprenne leur drame, il ne peut les aider, car les discussions restent stériles : il trouvera son efficacité dans des œuvres de solidarité humaine, en rassemblant des jeunes gens de bonne volonté.

Dans ce jeu caché entre les personnages, où le bien et le mal s’interpénètrent, les plus violentes invectives de la révolte s’opposent aux sublimes accents de la foi. Ivan, le héros le plus complexe de Dostoïevski peut-être, animé d’une foi latente, s’adresse à Aliocha et jette la souffrance de l’homme comme argument suprême contre l’existence de Dieu : comment accepter sa création lorsque souffrent, avec les coupables, les enfants innocents, déjà si profondément et si douloureusement incarnés par la Matriocha des Possédés ? « L’harmonie universelle ne vaut pas une seule larme d’un enfant qui crierait à Dieu en se frappant la poitrine de ses petits poings [...]. Et si les souffrances des enfants sont nécessaires pour payer la connaissance de la vérité, j’affirme d’avance que la vérité ne vaut pas ce prix [...], l’entrée est trop chère, je m’empresse de retourner mon billet [...]. »

L’entrée est chère, admet Aliocha ; mais si Dieu lui-même descend dans l’abîme de notre souffrance, s’il devient notre compagnon de misère et verse son sang innocent pour tous, la souffrance, alors, n’est-elle pas transfigurée et Dieu n’est-il pas justifié ? Seule la croix de l’homme-Dieu peut compenser le martyre de l’enfant innocent. Mais, bien qu’il connaisse et qu’il vénère cette image, Ivan Karamazov se refuse à y croire, comme s’y refuse le Grand Inquisiteur, puissant chef de l’Église, qui, offrant du pain à son peuple, le prive de liberté et jette en prison le Christ revenu sur la terre.

Toute la force de négation du monde pèse sur ces quelques pages ; il n’y a aucune réponse possible, aucune solution satisfaisante à ce dialogue entre la foi et l’extrême impiété, entre le besoin de croire et le refus de croire. Pourtant un simple geste remettra en cause l’argumentation décisive d’Ivan Karamazov : au terme de la discussion, Aliocha vient vers son frère et l’embrasse, comme le prisonnier divin, avant de quitter l’Inquisiteur, avait baisé ses lèvres exsangues : non pas preuve rationnelle de l’existence de Dieu, mais démonstration de tendresse, rencontre directe avec l’amour divin.