Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Dostoïevski (Fedor Mikhaïlovitch) (suite)

Au-dessus de ses doutes, à travers les drames de sa vie, en dépit des contradictions de son œuvre, Dostoïevski préserve l’image du Christ innocent, crucifié pour le rachat des péchés, comme le centre rayonnant où convergent et se sanctifient toutes les souffrances. Déjà, en sortant du bagne, il avait formulé cet étrange Credo : « Croire qu’il n’y a rien de plus beau, de plus profond, de plus attachant, de plus viril et de plus parfait que le Christ. Et ce n’est pas tout ; si quelqu’un me démontrait que le Christ est hors de la Vérité, et qu’en effet la Vérité n’est pas dans le Christ, je préférerais rester avec le Christ plutôt qu’avec la Vérité » (lettre à Mme Fonvizine).

La profession de foi est certes ambiguë, et rien ne serait plus trompeur que de faire de Dostoïevski un chrétien au sens classique du terme. Quand les critiques libéraux des Frères Karamazov traiteront sa foi en Dieu de rétrograde, il s’indignera : « Non, ce n’est pas en enfant que je crois au Christ et que je le confesse ; c’est durement, par le creuset du doute qu’a passé mon Hosanna ! »


Heureux les simples d’esprit !

Les élans vers Dieu sont à la mesure des doutes et la béatitude à la mesure de la souffrance, c’est-à-dire infinis. Mais il faut admettre que Dostoïevski connut plus souvent les tortures d’Ivan que les extases d’Aliocha et que l’existence de Dieu resta pour lui une interrogation sans réponse : « Si cette question ne peut être résolue pour vous dans un sens positif, déclare le starets Zossime à Ivan, elle ne sera jamais résolue dans un sens négatif. Vous connaissez bien vous-même cette qualité de votre cœur, c’est même là toute sa souffrance ! »

La clarté surnaturelle n’appartient pas aux puissants ni aux raisonneurs ; elle n’appartient ni à Ivan ni à Mitia ; mais, par un renversement des valeurs bien évangélique, elle est le privilège des humbles, des innocents, des simples d’esprit, qui, comme le prince Mychkine de l’Idiot, savent renoncer à leur individualisme et à la supériorité de leur intelligence : « Chez lui, la vie s’était substituée au raisonnement ; il n’avait plus que des sensations. » Car l’esprit divise et la volonté au service de l’esprit détruit, tandis que le cœur donne d’instinct et réconcilie. Voilà pourquoi Dostoïevski trouve plus de grandeur à la plus dépravée des créatures qui fait le sacrifice d’elle-même qu’à l’homme qui triomphe dans l’affirmation de sa personnalité. Non que la Sonia prostituée de Crime et Châtiment ou Nastassia, la femme entretenue, soient saintes en raison de leur vénalité selon un romantisme un peu facile ; elles sont saintes en dépit de leur déchéance, parce qu’elles ont gardé un cœur noble et pur sans complaisance pour le mal. Pour Dostoïevski, la bonté et la grandeur d’âme sont naturelles à l’homme tant qu’il ne s’est pas séparé de Dieu. Et les femmes, moins compromises avec l’esprit, gardent sans doute plus aisément cette simplicité originelle. Sans doute aussi, pour cela, servent-elles de médiatrices sur les voies divines, comme cette Sonia qui, par son amour, touche et sauve Raskolnikov.

L’esprit est l’instrument de négation de Dieu, et la négation de Dieu entraîne l’affirmation de l’homme. La souffrance ou la courbure de l’humilité provoquent l’ébranlement spirituel qui ouvre le cœur de l’homme au besoin de Dieu ; Dostoïevski a acquis la douloureuse conviction que le mal lui-même est nécessaire parce qu’il appelle le repentir et la conversion du pécheur : l’homme ne prend conscience de son âme qu’en plongeant dans l’abîme du péché. « Là où la faute abonde, la grâce surabonde » ; faute, repentir, rédemption, voilà le cycle chrétien qui sous-tend toute l’œuvre de l’écrivain.

Mais ce thème ne vaut point seulement pour chaque homme ; il s’élargit en thème national dans la mesure où le principe vital d’un peuple, comme celui de chaque individu, réside en Dieu et dans la mesure où l’homme coupé des racines de son peuple n’a plus de Dieu ; voici Stavroguine, qui partout se sent étranger et partout sème la destruction. Le thème religieux et le thème national s’identifient totalement, de sorte que, selon Dostoïevski, il appartient à la Russie, peuple mystique, de rappeler à l’humanité le message chrétien. L’écrivain fait exprimer par Chatov l’idée du peuple devenu Dieu, confondu avec Dieu. « Le peuple, c’est le corps de Dieu ; une nation ne mérite son nom qu’aussi longtemps qu’elle a son Dieu particulier et qu’elle repousse obstinément tous les autres. » On sait avec quelle passion, et quelle injustice parfois, ce slavophile se dressera contre les étrangers, et contre l’Église romaine en particulier, tant il fut convaincu du rôle messianique du peuple russe, comme terrain de réconciliation de toutes les cultures ; le retour d’Aliocha Karamazov au monde, porteur de l’orthodoxie, ne signifie pas autre chose : « Quitte ce couvent, lui dit Zossime, tu seras plus utile là-bas, tes frères ont besoin de toi. »

Encore faut-il que le peuple soit digne de son évangélique mission et que les fils ne commettent point les erreurs de leurs pères : matérialisme, occidentalisme, socialisme athée, etc. Déjà, Dostoïevski a prévu la montée du bolchevisme : « La Russie se couvrira de ténèbres et pleurera son ancien Dieu [...]. » Mais, sans doute, la régénérescence du peuple, comme celle de l’individu, passe-t-elle par l’épreuve de la souffrance : les Possédés s’achèvent sur la vision presque eschatologique de la conversion de la Russie, identifiée à un homme possédé par les démons et guéri par le Christ.


Ombres et lumières

Il faut chercher en Dostoïevski non pas l’homme d’une certitude, mais celui de toutes les inquiétudes. Pour cet assoiffé de vérité que brûle le feu intérieur, il n’y a pas de source claire où s’abreuver, mais une vallée de larmes et les eaux troubles de ses désirs. Pourtant, des générations successives vont puiser dans son œuvre, les premières s’émerveillant de ses dons prophétiques, les autres accueillant ses romans comme la révélation d’un nouveau christianisme, celles d’aujourd’hui, encore, découvrant les tréfonds d’une conscience par-delà le bien et le mal. « Dostoïevski, le seul qui m’ait appris quelque chose en psychologie », disait Nietzsche, à quoi André Suarès répondait : « Je vois en Dostoïevski un Nietzsche racheté [...]. »