Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Dostoïevski (Fedor Mikhaïlovitch) (suite)

Personnages incohérents, sortis d’un songe ou d’un cauchemar de Dostoïevski, dira-t-on ? Non pas. Ils vivent sur notre terre ferme, d’une vie réelle et complexe, victimes des prêteurs sur gage, des combinaisons louches ou des rivalités amoureuses. Leurs angoisses et leurs espoirs ne s’expriment pas dans l’abstrait, mais à l’occasion d’événements ; leurs idées, immédiatement perçues en « sensations », s’accrochent à la réalité : ainsi Chatov, personnage des Possédés, songe à la mort précisément parce qu’il se sait dans la nécessité absolue de se tuer : et bientôt, comme dit Gide, « on ne sait plus en l’entendant s’il pense ceci parce qu’il doit se tuer ou s’il doit se tuer parce qu’il pense ceci ».

Et voilà bien sans doute l’un des aspects les plus étonnants de l’art du romancier, ce mélange de réalisme qui pousse Dostoïevski à planter un monde à partir de détails concrets — qu’il s’agisse de l’enterrement d’un starets, de procédures judiciaires, de scènes d’écolier — et d’idéalisme.

Déjà le jeune homme, qui, sur les pas de Gogol, décrivait le roman par lettre d’un humble fonctionnaire et d’une jeune fille modeste, introduisait dans le style naturaliste de l’époque une intensité de sentiments, une sensibilité, une sympathie philanthropique qui dépassaient largement le cadre purement réaliste ; les Pauvres Gens, le Double, la Logeuse ne pouvaient pas être considérés seulement comme des tableaux des mœurs en Russie, pas plus que les Possédés ne voudront décrire les terroristes des années 60. Déjà il s’y glissait des thèmes plus symboliques, comme celui du dédoublement de l’esprit, celui du rêve ou celui du crime commis en pensée. Dostoïevski, lecteur de Rousseau et de George Sand, a toujours porté intérêt aux problèmes sociaux de son temps ; mais son véritable champ, autrement plus fertile, se situe du côté de la réalité spirituelle : « Le but de son art, écrit Berdiaev, c’est, dépassant la réalité empirique, d’exprimer la réalité cachée ; toutefois il ne peut jamais la restituer de façon directe, mais seulement au moyen de symboles et d’ombres portées. »

L’intérêt supérieur des personnages ne réside pas davantage dans leur vérité psychologique, toujours contestable, mais bien plutôt dans leur valeur exemplaire. Même historiquement, Raskolnikov. l’homme fort qui tue parce qu’il en a, selon lui, le droit, incarne l’homme nouveau dévoyé par la société moderne, le surhomme possédé d’un orgueil démoniaque ; Kirilov, le pur athée, et Stavroguine apparaîtront, eux aussi, comme typiques d’un certain âge de l’humanité, comme une étape dans l’évolution de la conscience occidentale. Derrière des comportements outranciers, dus autant au tempérament slave qu’à un certain romantisme littéraire, se dévoilent des attitudes humaines, communément vraies et en même temps prophétiques, créées par un poète visionnaire. Nihilisme et révolution, athéisme et religion, révolte et goût de l’absurde, mal et innocence, tous ces thèmes s’incarnent dans les héros de Dostoïevski.


La « descente aux enfers de la connaissance de soi »

Race de héros, souffrante et tourmentée, non point folle, mais terriblement humaine, enfantée dans un dédoublement hallucinatoire ! La société peut bien les justifier ou les condamner, seul compte leur for intérieur ! L’âme de chaque homme est un gouffre où se disputent les forces du bien et du mal, et où déferlent les passions : les instincts débridés, les poussées irrationnelles, les ressorts pathologiques de toute vie charnelle et spirituelle, les forces souterraines et les poisons secrets apparaissent au grand jour dans une lumière si crue qu’ils en font paraître fade le monde extérieur. « Peut-on vivre avec tant d’enfer au cœur et dans la tête ? » demande Aliocha.

Et qui saurait mieux que Dostoïevski « le coupable » explorer les tortueux méandres de l’âme et dire les tourments de ces êtres que leur nature divisée déchire : princes du mal tentés par le bien, anges livrés au mal ? « Toi, c’est moi, moi-même, seulement avec une autre gueule », crie Ivan au hideux Smerdiakov. Ce dédoublement de la personnalité revient comme un thème lancinant dans chacun des romans, au point que Dostoïevski, parlant du Double, précisait à la fin de sa vie : « Je n’ai jamais rien exprimé de plus sérieux que cette idée-là ! » L’homme et sa caricature se provoquent, s’affrontent à travers les livres, comme des couples indissolubles où l’un espère et l’autre ricane : Raskolnikov et Svidrigaïlov, l’adolescent et Versilov, Chatov et Stavroguine, Ivan Karamazov et le diable...

Mais, en définitive, le malin qui prête sa force pour réaliser quelque obscur désir n’est rien d’autre qu’une part de soi-même : « Je ne crois pas en lui, dit Stavroguine, je sais que lui c’est moi ! » Il emprunte mille formes de séduction : esprit d’ironie ou de dérision, volonté de puissance, tentation de la beauté, perversion de l’intelligence, sensualité, délectation à faire le mal ; jugez-le à ses fruits : destructions, haines, meurtres, vanités, folie. Et sur ces ruines se dresse, immobile et magnifique, le personnage peut-être le plus puissant que Dostoïevski ait créé, Stavroguine, qui finit par se pendre dans une soupente...

L’homme n’échappe pas à ses démons, mais, en les nommant, il s’en délivre. Sans doute est-il difficile de mesurer le degré d’adhésion de Dostoïevski à ses personnages, et peut-être ne sont-ils pour lui que des virtualités, des possibles que son imagination cristallise ; mais on ne peut nier la part autobiographique de son œuvre : on sait que la première version de Crime et Châtiment fut écrite à la première personne, et chacun des personnages de ses romans incarne une part de lui-même ; on connaît aussi la lettre affreuse que N. N. Strakhov, son premier biographe, écrivit à Tolstoï en 1883 : « Il était méchant, envieux, vicieux et il passa toute sa vie dans des émotions et des irritations qui l’eussent rendu pitoyable et même ridicule, s’il n’avait été aussi méchant et aussi intelligent. Il était attiré par les actions basses et il s’en glorifiait [...]. Les personnages qui lui ressemblent le plus sont le héros de Mémoires écrits dans un souterrain, Svidrigaïlov de Crime et Châtiment et Stavroguine des Possédés [...]. »