Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Dostoïevski (Fedor Mikhaïlovitch) (suite)

Les roubles, les roubles, comme un refrain menaçant, ponctuent toute la vie de Dostoïevski ; les créanciers deviennent si pressants qu’ils contraignent le ménage à s’exiler, et c’est alors la marche errante à travers les villes et les casinos d’Europe : Dresde, Baden-Baden, Genève, Florence, etc. Tous deux travaillent jour et nuit, s’abîmant les yeux pour économiser les bouts de chandelle ; ils mangent peu, dorment dans des meublés misérables, engagent leurs derniers objets personnels au mont-de-piété, implorent leurs quelques amis de leur adresser la somme suffisante pour expédier les manuscrits en Russie. Une petite fille naît et meurt quelque temps plus tard ; Dostoïevski continue à jouer, à perdre et à se repentir. Il tousse et crache du sang. La souffrance est le terrain de prédilection où pousse son génie.

Pourtant, les malheurs de Job touchent à leur fin, à cinquante ans. Vieilli, les yeux gris un peu hagards sous le grand front bombé, le teint terreux, il rentre à Saint-Pétersbourg. Ses derniers livres ont imprégné la mentalité de l’époque, et les Frères Karamazov lui valent la première place parmi les romanciers. On écoute désormais sa puissante voix de prophète, de guide spirituel de la Russie ; le 8 juin 1880, pour le centième anniversaire de la mort de Pouchkine, il prononce un discours sur l’« union universelle des hommes » qui arrache des larmes à l’assistance et provoque des tempêtes d’applaudissements.

Mais celui qui avouait, en terminant les Frères Karamazov, « J’ai bien l’intention de vivre et d’écrire encore vingt ans » a le corps ravagé. Après de nouvelles souffrances, il succombe à une hémorragie le 28 janvier 1881.


Le métier d’écrivain

On est tenté de faire deux parts dans l’œuvre de Dostoïevski : l’une d’inspiration réaliste et sociale, qui groupe les romans de jeunesse et des récits autobiographiques ; l’autre d’inspiration métaphysique, qui rassemble les romans idéologiques de la fin de sa vie ; l’une et l’autre correspondent aux deux moi de Dostoïevski, le moi social et le moi profond. Mais déjà il faut introduire des nuances, la rupture n’étant pas si nette : les structures littéraires et philosophiques sont si étroitement liées que, dès les premiers écrits, apparaissent en germe les thèmes essentiels qui tourmenteront l’écrivain toute sa vie ; de plus, les préoccupations métaphysiques ne s’exprimeront jamais qu’en fonction des personnages ou d’une intrigue purement romanesques.

Romancier, Dostoïevski l’est avant tout ; et sans doute le choix de cette forme littéraire correspond-il au mieux à ses tâtonnements, à ses fulgurantes intuitions, à ses incertitudes, en réservant une marge de liberté à sa pensée. Dans sa jeunesse, il a songé d’abord au théâtre, et ses œuvres, riches en péripéties, en personnages, en scènes dramatiques, continuent de tenter les adaptateurs et les directeurs de théâtre. Porphyre démasquera-t-il Raskolnikov ? Qui a tué le vieux Karamazov ? Que va-t-il se passer ? Dans chacun des récits construit comme un roman policier, autour d’un crime, la tension monte jusqu’au paroxysme. Les effets de mystère, les coups de théâtre soigneusement préparés, les digressions qui entretiennent l’inquiétude maintiennent le lecteur en haleine en attendant le dénouement. Dostoïevski, qui emprunte souvent ses sujets à la chronique judiciaire, construit parfaitement ses machineries et se souvient d’avoir lu Eugène Sue : les mystères de Saint-Pétersbourg exercent sur lui une étrange fascination parce que, avec ses quartiers miséreux, ses clochards, ses ivrognes, ses prostituées, ses gargotes sales, ses maisons engourdies dans l’aube blafarde, la ville est le cœur d’une vie foisonnante.

La composition, point toujours apparente à une première lecture, s’agence avec beaucoup d’art. Les thèmes et les symboles, les dialogues et les discours s’entrelacent les uns les autres et se répondent en contrepoint. Les premiers chapitres de l’Idiot s’ouvrent sur la rencontre de Mychkine et de Rogojine, tous deux rivaux devant Nastassia ; le livre se fermera sur la veillée funèbre qu’entreprennent les deux hommes devant le corps de la jeune femme. Le récit des Frères Karamazov, très embrouillé, se déroule à une vive allure après une classique exposition et un effet de retardement lors de la deuxième partie ; là aussi nous retrouvons un parallélisme entre le décor de l’auberge russe où Ivan lance ses blasphèmes et la cellule où le starets Zossime entretient Aliocha avant de mourir. Les discussions philosophiques, qui, ailleurs, sembleraient charger le récit, s’intègrent ici au cœur même du roman, dont elles constituent la clé de voûte.

Il faut savoir quel acharnement et quelle sueur versée ont coûtés ces chefs-d’œuvre. Dostoïevski, toujours pressé par la nécessité, biffe, déchire, rature, réécrit dix fois la même page, se surmène et parfois reprend par le fond la composition d’un roman presque achevé : « Je suis affreusement découragé, je ne fais que déchirer », se plaint-il. Il lui faut trier dans le foisonnement de son imagination, élaguer ces « fardeaux branchus » des idées dont parle Renan ; aussi, le style est-il parfois un peu lourd, comme chargé à saturation, et manque-t-il de souplesse en répercutant l’ébranlement de ses nerfs.


Réalisme et symbolisme

Plus encore que sur une intrigue, les romans de Dostoïevski s’articulent autour de personnages, renouant ainsi avec la tradition de l’art romanesque russe : ces personnages sont des centaines dans son œuvre, tous différents, parfaitement individualisés, criminels, débauchés, ivrognes, parricides, épileptiques, révolutionnaires, anarchistes, demi-saints, cortège de femmes douces, de jeunes filles, de prostituées... De leur physique, on ne connaît pas grand-chose, peut-être seulement la voussure d’un dos, la lubricité d’un regard ou un visage limpide. La chair importe moins dans sa matérialité que l’« esprit de la chair », la sensualité qui plane sur eux tous et donne par exemple son impure grandeur au père Karamazov. Ces êtres vivent dans un monde étrange, morbide, auquel la précision d’un détail ou d’un décor donne soudain ses assises. Ils ne justifient pas leur comportement par de longues analyses psychologiques, mais celui-ci — un geste, un mot — reflète directement leur vie intérieure, et les dialogues les éclairent mieux que toutes les descriptions. Ils n’obéissent point aux lois de la morale humaine, où l’expérience modifie le jugement et où le progrès chemine par l’expérience : ils se réfèrent sans cesse à des données spirituelles supérieures et à des principes absolus. Leur timidité, leur colère, leur orgueil ne sont point des réactions à une situation donnée, mais des mouvements de l’âme, venus des profondeurs de l’être, de sorte que le timide, le mari trompé, le bafoué souffrent dans leur dignité parce qu’ils sont atteints dans leur essence d’homme. Bref, leur conduite est presque toujours religieuse et métaphysique avant d’être sociale, et elle se ramène à une lutte spirituelle.