Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Dostoïevski (Fedor Mikhaïlovitch) (suite)

Inoubliables instants du 2 décembre 1849 et cruelle mascarade ! À 6 heures du matin, sur la place Semenovski blanche de neige, les jeunes gens, en camisole, les mains liées, la tête encapuchonnée, attendent leur exécution. Les trois premiers condamnés sont attachés au poteau, tandis que le peloton les met en joue. « Et si je ne mourais pas ? Si la vie m’était rendue ? Quel infini... Alors je changerais chaque minute en siècle », songe Dostoïevski.

Mais les soldats ne tirent pas. La sentence a été commuée par le tsar quelques heures plus tôt en quatre ans de travaux forcés. On délivre les prisonniers ; Dostoïevski regagne sa cellule, alors qu’un de ses camarades sombre dans la folie. Il racontera à deux reprises cette scène dramatique dans l’Idiot et dans le Journal d’un écrivain.


L’or sous l’écorce

Le surlendemain, 24 décembre, une colonne d’hommes blafards quitte Saint-Pétersbourg illuminée par la fête pour s’enfoncer vers les routes blanchies de Sibérie, traînant des fers de 4 kilos rivés aux pieds. Ils sont là des centaines, par moins 40 °C, autour de Dostoïevski, voleurs, assassins, exilés politiques mélangés, sous la surveillance de sous-officiers ivrognes et brutaux. Le travail est dur au bagne militaire, par des étés insupportables qui succèdent à des hivers glacés, ponctué par les coups des verges et les crises d’épilepsie. Mais pire que le froid et la faim, pire que la souffrance physique la détresse morale de l’homme abandonné : durant ces quatre années, Dostoïevski ne reçoit pas une seule lettre de son frère chéri Mikhaïl ni de sa famille.

Et pourtant ! Un petit livre qu’une âme charitable a donné à Dostoïevski sur la route lui rend, dans cet enfer, une joie que personne ne saura lui ôter : il lit et relit l’Évangile au milieu des insultes et des blasphèmes, et il apprend la joie du pardon ; on chercherait vainement dans les Souvenirs de la maison des morts, roman écrit quelques années plus tard, une trace de révolte, de plainte ou de reproche à l’égard de ses bourreaux. La souffrance qui retrempe la foi va féconder son œuvre en même temps qu’enrichir son expérience spirituelle : Dostoïevski découvre, dans la chambrée nauséabonde, le peuple russe et le cœur à nu des hommes, dépouillés de leurs conventions sociales : « Même au bagne, parmi les bandits, j’ai fini en quatre ans par découvrir des hommes. Le croiras-tu ? Il y a des natures profondes, fortes, merveilleuses, et comme c’était bon de découvrir l’or sous la rude écorce [...] » (lettre à Mikhaïl, 22 févr. 1854).

En 1854, Dostoïevski quitte le bagne et est incorporé comme simple soldat dans un régiment sibérien à Semipalatinsk. Un an après, il est promu officier, et sa vie devient supportable ; on lui permet d’écrire, de recevoir des lettres et de reprendre ses activités littéraires. Sauvé de la maison des morts, l’ancien forçat renaît à la vie ; riche d’amour inassouvi, il épouse là-bas une jeune veuve tuberculeuse et misérable, de caractère irritable, Maria Dmitrievna Issaïeva ; mais l’émotion le terrasse, et sa nuit de noces s’achève en crise d’épilepsie devant l’épouse terrifiée. L’expérience conjugale se révèle un échec, le laissant plus solitaire que jamais. Sans doute inspirera-t-elle ces peintures de l’amour malheureux, inséparable du sacrifice et de la souffrance.

Il faut attendre 1860 pour que Dostoïevski obtienne la permission de s’établir à Saint-Pétersbourg et la liberté complète d’écrire. Malgré les difficultés financières pressantes, la malveillance des critiques, le gouffre que le bagne a creusé autour de lui, ce sont des années d’heureuses accalmies dans une vie tragique. Il se remet à écrire avec passion et publie dans la revue le Temps, puis dans l’Époque, qu’il dirige avec son frère Mikhaïl, Humiliés et offensés (1861), les Souvenirs de la maison des morts (1861-62) et un grand nombre d’articles, d’inspiration slavophile, imprégnés d’une sorte de populisme mystique : les Notes d’hiver sur des impressions d’été (1863), en condamnant la civilisation occidentale bourgeoise, matérialiste et impie, veulent rappeler au peuple russe le sens de sa mission.


Les malheurs de Job

Et puis voici le temps des chefs-d’œuvre : Mémoires écrits dans un souterrain (1864), Crime et Châtiment (1866), le Joueur (1866), l’Idiot (publié dans le Messager russe en 1868-69), l’Éternel Mari (publié dans l’Aurore en 1870), les Possédés (publiés dans le Messager russe en 1871-72), Journal d’un écrivain, l’Adolescent (publié dans les Annales patriotiques en 1875). En même temps, l’écrivain mûrit le plan de la Vie d’un grand pécheur, qui contient en germe l’œuvre ultime, les Frères Karamazov (1879-80). Peu à peu, le succès arrive, les éditions de ses ouvrages se multiplient et son influence grandit à travers toute la Russie.

Mais dans quels tourments, dans quelle détresse matérielle et morale ces romans sont-ils conçus ! Coup sur coup, Dostoïevski a perdu ses deux plus grandes affections, sa femme et son frère Mikhaïl (1864), et leurs dettes pèsent sur lui aussi lourdes que ses fers de forçat. Pour apaiser les créanciers, il faut emprunter, rembourser, écrire coûte que coûte jusqu’à l’épuisement, livrer sans attendre la copie imparfaite que lui arrachent les directeurs de revue impatients. Dès qu’il a quelques roubles, il les joue à la roulette et les perd. Sa vie est alors traversée par une orageuse passion pour Apollinariïa P. Souslova, jeune fille fière mais cruelle, qui inspirera sans doute les aventures sentimentales, sexuelles et masochistes des Mémoires écrits dans un souterrain. Les crises d’épilepsie se font de plus en plus fréquentes et graves. Malgré cela, Dostoïevski garde une « vitalité de chat ». Pris à la gorge par ses créanciers, il signe en 1866 un contrat qui l’oblige à donner un roman en quatre mois, faute de quoi l’éditeur se retrouvera propriétaire de ses œuvres à venir, et il engage pour l’aider une jeune fille sténographe de dix-neuf ans, sage et douce, presque une femme-enfant, qu’il épouse.