Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

Don Juan (suite)

Les trois héros mythiques du romantisme sont Satan, Faust et Don Juan. Les Don Juan abondent dans les œuvres de ce temps, et il nous faudra en laisser beaucoup de côté, tels le Don Juan de Balzac dans l’Élixir de longue vie (thèmes du meurtre et de la vengeance du Père, de l’œil et de la castration...) ou celui de Gobineau, amoureux de la femme de son frère aîné, dans les Adieux de Don Juan. Le Don Juan romantique cherche, à travers les « mille e trè », la femme unique et, ainsi, rejoint paradoxalement son contraire, Tristan. Le Don Juan de Pouchkine aime Doña Anna, veuve, ici, du Commandeur, cependant que, deux ans plus tard, en 1832, Alfred de Musset, dans Namouna, oppose au Don Juan anglais, Lovelace, et au « roué français » le vrai Don Juan, qu’« Hoffmann a vu passer au son de la musique » et qui, de femme en femme, cherche l’« être impossible ». Un second trait du Don Juan romantique, c’est qu’il peut être racheté et sauvé par l’amour. Cet avatar du mythe allait trouver renfort dans la légende espagnole de Juan (ou, plus exactement, Miguel) Mañara, qui se convertit et fit, dans la pénitence, une fin édifiante. Après avoir été transposée par Mérimée dans sa nouvelle des Ames du purgatoire, qui combine l’étude historique, le fantastique et l’ironie, cette pieuse légende s’épanouit en 1844 dans la belle pièce de José Zorrilla Don Juan Tenorio. L’impie, touché par la repentance, est sauvé par l’amour de Doña Inés : c’est le mythe romantique de la fin de Satan, appliqué à Don Juan. L’autre grande œuvre donjuanesque du romantisme est le Don Juan que Lenau écrivit, peu avant de mourir dans la folie, en 1850 : ayant découvert le mensonge universel et provoqué en vain la Statue, Don Juan sort de la vie par un quasi-suicide ; le changement est illusion, il n’y a pas de renouveau. Vers le même temps, Søren Kierkegaard, dans un fulgurant commentaire de l’opéra de Mozart, exaltait au contraire en Don Juan l’être de l’instant et de la pure spontanéité du désir.

Puis, les métamorphoses de Don Juan se multiplient. La tradition du Don Juan sauvé persiste, en particulier dans le drame de Milosz (1877-1939) Miguel Mañara (1912). La « biographie » donnée par Joseph Delteil en 1930 conduit saint Don Juan de l’« Odor di femina » à « l’Odeur de sainteté », grâce à l’amour de la Sainte Vierge (le fils de la Femme étant, « avant tout, Enfant de Marie »...). Très souvent, le Don Juan moderne est vieux, tel le Marquis de Priola (1902), d’Henri Lavedan (1859-1940), sexagénaire toujours charmeur, mais qui finit syphilitique et paralysé. Ce sera encore un Don Juan vieilli et amer que l’Homme de cendres d’André Obey (1949), l’œuvre la plus intéressante étant, ici, la pièce d’Edmond Rostand écrite en 1913, la Dernière Nuit de Don Juan : elle conclut sur l’échec de Don Juan, qui n’a jamais été aimé et qui est condamné à l’« éternel théâtre ». À côté de ces Don Juan dévalués, quelques Don Juan « surhommes », comme le Don Juan nietzschéen de Marcel Barrière (1860-1954) [le Nouveau Don Juan, 1900] et surtout le sir John Tanner (Juan Tenorio...) de Bernard Shaw dans Man and Superman (1901), Don Juan misogyne et socialiste. De même qu’il a inspiré la méditation de Kierkegaard, Don Juan prend place dans celle d’Albert Camus, qui, dans le Mythe de Sisyphe, voit en lui une des images exemplaires de l’« homme absurde ». Don Juan — dont il faut souligner l’essentielle théâtralité — est le comédien, et sa retraite finale au couvent n’est que comédie suprême. Don Juan a choisi le temps contre l’éternité et, du même coup, à la fidélité tristanienne, appauvrissante comme une obsession, il oppose une éthique de la quantité ; chaque amour est différent, la vie est inépuisable, et « la fin dernière est méprisable ». Un peu après, en 1947, l’écrivain belge Suzanne Lilar, dans le Burlador ou l’Ange du démon, présentait à son tour une apologie de Don Juan. Celui-ci aime Isabelle et la trompe, mais il en est aimé d’autant plus ; car les femmes préfèrent Don Juan à Tristan. Précieux témoignage féminin, qui compense un peu la tendance de nos contemporains à ravaler Don Juan. Ainsi, dans la pièce d’un autre écrivain belge, Michel de Ghelderode, Don Juan découvre son vrai visage, ravagé par la vérole, « sans nez et la bouche devenue une plaie saignante ». Dans l’un de ses Récits apocryphes, la Confession de Don Juan, l’écrivain tchèque Karel Čapek fait de lui un impuissant ; Gregorio Marañón serait un peu de cet avis et le soupçonne d’homosexualité. En 1958, Henri de Montherlant s’en prend, lui aussi, au mythe. Son Don Juan de soixante-six ans, séducteur d’une fille de quinze ans, reçoit sur la tête trois baquets d’eau sale, et la statue du Commandeur est une simple farce des carnavaliers de Séville ; la pièce vaut, en fait, par l’obsession accablante de la vieillesse et de la mort : Don Juan est l’homme de l’instant ; mais entre les instants ? Dans le Monsieur Jean de Roger Vailland (1959), Leporello est devenu Leporella, femme complaisante d’un mari raffiné en érotisme, qui, de « grand seigneur méchant homme », s’est fait capitaliste implacable et efficace, et mourra d’une erreur de calcul, sauvegardant sa « souveraineté » grâce au regard froid du libertin.

Don Juan est-il encore possible en des temps où la répression sexuelle s’atténue ? Sera-t-il relayé par la Don Juane ? Notons seulement qu’en octobre 1970 on a représenté une pièce intitulée Deux ou Trois Don Juan, transposée de celle de Lenau et dans laquelle l’auteur, Michel Berto, a tenté d’exprimer les angoisses de la jeunesse... Le mythe est, sans doute, assuré de durer grâce à sa polysémie, qui s’appuie sur un fond très archaïque (le déflorateur sacré, le Double et sa culpabilité, le lien entre Eros et Thanatos), bien mis au jour par la psychanalyse d’Otto Rank — laquelle nourrit l’essai, d’ailleurs très personnel, de Pierre-Jean Jouve sur le Don Juan de Mozart (1968). Mythe du désir et de la mort, le mythe de Don Juan serait, à travers toutes les variations possibles, l’image même de la condition sexuelle de l’humanité.

P. A.