Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

Don Juan

Personnage légendaire, héros de nombreuses œuvres littéraires et artistiques.


Don Juan, n’étant point seulement l’homme à femmes ni même le séducteur, mais l’homme qui oppose et qui, jusqu’à la mort, préfère son désir à l’ordre établi, ne pouvait apparaître que dans une société qui réprouve et, en même temps, stimule le désir. Telle était la noblesse dans une Espagne où sévissait l’Inquisition et qui regorgeait de richesses, offertes à la conquête des audacieux. Si Don Juan ne peut être assimilé à aucun personnage historique, son type était répandu dans l’Espagne du début du xviie s., et certains libertins du théâtre contemporain ont pu servir de modèle au héros de Tirso de Molina. Tel était le nom d’écrivain du frère Gabriel Téllez, moine de la Merci. Composée sans doute entre 1618 ou 1625 et 1630, sa pièce, El Burlador de Sevilla y convidado de piedra (le Trompeur de Séville et le convive de pierre), fixe la légende avec ce jeune aventurier sans scrupule et cette statue qui s’anime et châtie le coupable — fusion des deux éléments antithétiques : le désir et la mort. Don Juan Tenorio et son valet Catalinón vont de Naples à Séville, et l’imposteur conquiert tour à tour filles de la noblesse et filles du peuple ; il tue le Commandeur, père de Doña Ana, et c’est la statue du Commandeur qui, conviée à souper par le Tenorio, précipitera dans l’enfer le héros. Au dernier moment, celui-ci réclame un prêtre, mais il est trop tard. Il semble que le moine de la Merci ait voulu dépeindre la corruption d’une société et poser le problème de la foi et des œuvres dans le salut : Don Juan est croyant, mais il a pensé qu’il aurait toujours le temps de se repentir ; or, aux yeux du frère Gabriel, ce repentir tardif, cri de peur plutôt qu’acte de contrition, ne saurait suffire. La légende passe bientôt en Italie et donne matière à plusieurs pièces ; nous avons conservé celle de G. A. Cicognini (1606-1660), Il Convitato di pietra, qui introduit des éléments comiques, et c’est justement ce mélange, voire cette ambiguïté qui assureront le succès du mythe, en ménageant la possibilité d’interprétations très diverses. Cette polysémie, qui constitue proprement le mythe littéraire, apparaît nettement dans le Dom Juan de Molière, qui dérive de celui des Italiens et de leurs imitateurs français, Dorimond et Villiers. Du libertin, Molière a fait un libre penseur ; le valet Sganarelle, qui est chargé de défendre les croyances chrétiennes contre son maître, s’y prend de façon à les rendre ridicules — selon un procédé qui est celui de Cyrano de Bergerac et sera celui de Voltaire. Héros antireligieux, Don Juan pourrait alors représenter la libre raison qui rejette des croyances et des peurs absurdes. L’impie feint de se convertir (la pièce a été écrite pendant la suspension du Tartuffe), et c’est, dirait-on, ce crime suprême qui lui vaut le châtiment — pris au sérieux ? Le Don Juan de Molière est encore un être jeune, redoutable et séduisant, parfois comique. Mais les interprètes modernes, Louis Jouvet, Jean Vilar, Michel Piccoli, nous ont donné un Don Juan quadragénaire, de plus en plus sombre et marchant à la mort... Enfin, avec Sganarelle, effrayé, scandalisé, séduit par son maître, Molière impose le couple du maître et de l’esclave, de la victime et du complice, de l’homme et de son double.

Du Dom Juan de Molière au Don Giovanni de Mozart, peu d’œuvres et de peu de valeur. Citons seulement la pièce de Thomas Shadwell (v. 1642-1692) The Libertine (1676) et la jolie comédie de Goldoni Don Giovanni Tenorio ossia il dissoluto (1736). Ni le Lovelace de Richardson, ni le Valmont de Laclos, ni Casanova ne se confondent exactement avec Don Juan : Don Juan trompe et force plus qu’il ne séduit et Don Juan meurt ; hors de là, de l’élan vital violent et de la mort, point de Don Juan. Mais si, en France, Don Juan semble quelque peu oublié, en Allemagne il est le héros familier de maintes pièces dites Hauptaktionen et des Puppenspiele (théâtre de marionnettes). Mozart a pu en voir représenter, et, en outre, le librettiste du Don Giovanni, l’abbé Lorenzo Da Ponte (1749-1838), était l’ami de Casanova. Il a fondu ensemble des éléments divers, et Mozart a mis toute la souplesse de son génie dans ce dramma giocoso, où le pathétique doit être équilibré par la gaieté. Or, ce mariage de la mort et de la vie, c’est l’essence même du mythe, et, comme la musique est de tous les arts le plus apte à opérer la fusion des contraires et qu’en outre le Don Giovanni de Mozart se caractérise par sa vitalité et sa voracité, tandis que les rôles du Commandeur et de Donna Anna accentuent l’aspect grave et funèbre de la légende, on conçoit que ce chef-d’œuvre constitue en 1787 l’archétype du mythe donjuanesque.

On ne s’étonnera pas non plus que la légende de Don Juan ait dû son renouveau précisément à cette œuvre musicale et à sa polysémie. C’est à partir d’elle qu’Hoffmann transforme le mythe dans son Don Juan, aventure fabuleuse arrivée à un enthousiaste en voyage (1813). L’auteur voit apparaître en rêve le vrai Don Juan, que lui suggère la musique de Mozart : un héros de l’infini, en quête de la Beauté et de la Pureté, qui découvre l’une et l’autre en Donna Anna — laquelle aime aussi Don Juan et rejoindra, plus tard, dans la mort, l’amant éternel, meurtrier du père... Si Leporello (mieux encore que Sganarelle) est le Double inférieur (la peur) de Don Juan, Donna Anna devient son Double idéal. En même temps, la légende de Don Juan recevait le renfort de celle de Faust. Dès 1809, l’Allemand N. Vogt, dans un drame immense et bizarre, la Teinturerie ou l’Imprimerie de Mayence, fondait les deux personnages en un seul héros de la recherche de l’absolu, dans la connaissance et dans la jouissance. C. D. Grabbe (1801-1836) les opposera bien dans son drame de Don Juan et Faust (1829), mais, à la fin de la pièce, le diable se décide à souder ensemble ces aventuriers, qui, par des voies différentes, tendaient vers le même but. Auparavant, Byron était mort sans avoir achevé son Don Juan ; il y disait sa haine de l’hypocrisie et de la contrainte sociale, et exaltait la liberté de la passion ; le ton est satirique et voltairien, et le personnage compte moins que l’auteur : l’ombre de Childe Harold s’étend sur Don Juan.