Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

Dieu (suite)

Feuerbach

La philosophie de Hegel se proposait de surmonter le judéo-christianisme, mais elle en donnait une interprétation positive. Il est, pour Hegel, un moment de l’histoire. La critique rationnelle du christianisme, comme critique de Dieu dans l’histoire, a commencé surtout avec L. Feuerbach*. Hegel avait posé que Dieu parviendrait à la conscience de soi dans l’homme ; ce serait l’avènement de l’esprit absolu. Pour Feuerbach, la conscience de soi de l’homme suffit, puisque la conscience de soi de Dieu n’est autre que celle que l’homme a projetée sur Dieu. Pour Feuerbach, il s’agit avant tout de détruire l’antique scission du ciel et de la terre. « Le théisme repose sur le conflit entre la tête et le cœur. Le panthéisme représente la suppression du conflit dans le conflit même. L’anthropothéisme représente la suppression du conflit sans conflit » (Vorläufige Thesen zur Reformation der Philosophie). La philosophie de Feuerbach est mue par une grande passion : « Si Hegel rend à Dieu ce qui appartient à l’homme, Feuerbach rend à l’homme ce qui appartient à Dieu » (Berdiaev). L’un et l’autre scrutent dans l’histoire ces échanges constants qui se produisent dans l’humanité entre le divin et l’humain. Mais, orientés vers le général, ils laissent de côté le personnel, ce qui laisse un refuge aux penseurs existentiels rebelles à leur antipersonnalisme.


Kierkegaard et Max Stirner

Kierkegaard* s’est opposé aux négations de Hegel et de Feuerbach parce qu’elles impliquaient la négation de l’humain lui-même et subordonnaient l’individu au général. Cependant, Kierkegaard répugne à affirmer l’existence de deux natures, la divine et l’humaine ; par réaction, il incline plutôt vers la négation de l’humanité et se rattache au courant qui réduit la manifestation du Christ à celle de sa divinité.

Max Stirner n’a pas le souci de l’existence personnelle. S’il s’oppose également à Hegel et à Feuerbach, c’est qu’il veut défendre le moi, cet unique dont le monde entier est la propriété. Livre étrange qui plonge dans la mystique germanique de Dieu, où Dieu est plus proche de l’universel que de la personne, et du macrocosme que du microcosme. L’athée Stirner plaide pour un unique universel, mais on a pu voir dans cet unique un pseudonyme inversé du divin.


Nietzsche

La critique la plus aiguë du monothéisme judéo-chrétien est vraisemblablement celle de Nietzsche* ; sans doute est-ce pourquoi cet ennemi du judéo-christianisme en paraît souvent si proche et pourquoi sa critique prend un ton essentiellement mystique. Sa véhémence tient à son souci des réalités dernières, à la recherche d’un surhomme pour remplacer l’homme malade, à son besoin d’une nouvelle anthropologie pour relayer celle du christianisme. Nietzsche a voulu ébranler la morale par sa critique des valeurs, mais il pose avec une vigueur nouvelle le problème de la souffrance : la valeur de l’homme est dans sa résistance à la souffrance, et ce qu’il reproche essentiellement au christianisme, c’est d’offrir à l’homme une consolation. Nietzsche fut sans aucun doute injuste à l’égard du Christ, qui l’habitait comme une obsession et dont il reprenait jusqu’au langage (« Car je t’aime, ô éternité »), allant jusqu’à signer « le crucifié ». Mais Nietzsche, le négateur, a mieux compris le christianisme que l’humaniste Goethe. En ce sens, il est beaucoup plus important pour la compréhension de l’histoire du rapport de l’homme avec la révélation judéo-chrétienne.

Ces rappels philosophiques révèlent un retour des questions éthiques, qui apparaissent plus urgentes et plus décisives que celles, apparemment plus théoriques, de la croyance en Dieu. En soi, le problème de l’athéisme est quelque peu dépassé. La crise de la raison peut conduire au nihilisme ou bien ouvrir sur un nouvel avenir de Dieu. Aux yeux du croyant, l’homme moderne achoppera toujours devant l’énigme des puissances qui entravent sa liberté, ou bien il reconnaîtra le visage du Dieu qui se révèle sans cesse mais se présente à lui d’abord comme folie autant que comme sagesse.

B.-D. D.

 W. Schmidt, Der Ursprung der Gottesidee (Münster, 1926-1955 ; 12 vol.). / C. Journet, Connaissance et inconnaissance de Dieu (Libr. de l’Université, Fribourg, 1943). / N. Berdiaev, Dialectique existentielle du divin et de l’humain (Janin, 1947). / W. Jaeger, The Theology of the Early Greek Philosophers (Oxford, 1947 ; 2e éd., die Theologie der frühen griechischen Denker, Stuttgart, 1953 ; trad. fr. À la naissance de la théologie. Essai sur les Présocratiques, Éd. du Cerf, 1966). / M. Eliade, Traité d’histoire des religions (Payot, 1949 ; nouv. éd., 1968) ; Aspects du mythe (Gallimard, 1963). / S. Weil, Attente de Dieu (la Colombe, 1949 ; nouv. éd., Fayard, 1969). / K. Rahner, Schriften zur Theologie, t. I, Theos im Neuen Testament (Einsiedeln, 1954 ; trad. fr. Écrits théologiques, t. I, Dieu dans le Nouveau Testament, Desclée De Brouwer, 1959). / L. Prestige, Dieu dans la pensée patriotique (Montaigne, 1955). / H. U. von Balthazar, Die Gottesfrage des heutigen Menschen (Einsiedeln, 1956 ; trad. fr. Dieu et l’homme d’aujourd’hui, Desclée De Brouwer, 1958). / H. Arvon, Ludwig Feuerbach ou la Transformation du sacré (P. U. F., 1957). / D. Barthélemy, Dieu et son image. Ébauche d’une théologie biblique (Éd. du Cerf, 1963). / A. Chapelle, Hegel et la religion (Éd. universitaires, 1963). / O. A. Robut, le Problème de Dieu inscrit dans l’évolution (Éd. du Cerf, 1963). / J. D. Robert, Approche contemporaine d’une affirmation de Dieu (Desclée De Brouwer, 1963). / Semaine du Centre catholique des intellectuels français, Dieu aujourd’hui (Desclée De Brouwer, 1965). / I. H. Miskotte, When the Gods are Silent (Londres, 1967). / P. Evdokimov, la Connaissance de Dieu selon la tradition orientale (Mappus, Lyon, 1967). / L’Analyse du langage théologique. Le nom de Dieu (Aubier, 1969). / J. Pépin, Idées grecques sur l’homme et sur Dieu (Les Belles Lettres, 1971). / C. Yannabaras, De l’absence et de l’inconnaissance de Dieu (Éd. du Cerf, 1971).