Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Dieu (suite)

Pour répondre à cette négation, l’époque moderne a vu se constituer un discours théiste qui a de moins en moins recours à la théologie, au sens classique du mot, orientée vers la métaphysique et l’ontothéologie ; il prend en considération la critique radicale de tout discours qui aurait la vaine ambition d’atteindre par ses seules ressources à une connaissance explicite de la réalité divine. En cela, il rejoint davantage les lignes de force de la théologie négative des Noms divins que celles de la théodicée affirmative. Mais nous avons dit que celle-là était la base et la condition même de celle-ci. Si le théisme moderne fait appel à la transcendance de Dieu, au mystère et à la grâce, c’est dans la conscience de l’échec radical qui guette tout humanisme prométhéen. Mais, en même temps, on peut diagnostiquer un discours théiste différent qui emprunte d’autres voies et cherche ses raisons dans une interprétation de l’histoire, dans une nouvelle lecture des rapports historiques de Dieu et de l’homme, rendue possible par la révélation et en particulier par la christologie. En face des questions modernes, Dieu n’est pas rejeté ainsi dans une transcendance impénétrable, il apparaît engagé dans ce dialogue avec l’homme où l’homme a la possibilité de le nier comme de l’affirmer, de le rejeter comme de le rencontrer. Ainsi s’opposent au discours athée deux discours ou, si l’on veut, deux théologies antithétiques. Il paraît impossible de renoncer à l’un et à l’autre de ces deux discours, mais difficile aussi de les tenir ensemble, car ils sont plus antagonistes que complémentaires. Tout se passe comme si l’affirmation de Dieu signifiait tantôt, puisqu’il y a des preuves rationnelles, un triomphe de la raison, que dénonce l’existentialisme athée, tantôt un désaveu de cette même raison, que jugent insatisfaisante une science intempérante et une philosophie de l’esprit absolu.


La dialectique historique du divin et de l’humain

L’entrée du discours théiste dans la dialectique historique ne peut manquer de donner au discours athée un surcroît de force. À ce niveau d’analyse, le discours théiste a perdu en effet son unité et apparaît comme un discours hésitant et pris dans une recherche anxieuse au moment où il s’agit d’exprimer le certain, l’absolu, le sacré. Par rapport à celle des époques d’affirmation, la théologie moderne se présente ainsi comme une théologie de la crise ; elle reflète la crise du monde profane et elle témoigne de la crise de la conscience judéo-chrétienne, cette seconde crise étant plus profonde que la première, car la crise de la tradition judéo-chrétienne atteint l’idée même de Dieu.

Des penseurs comme Nicolas Berdiaev (1874-1948) ont pu considérer cette crise comme un moment de purification nécessaire, et donc comme une crise positive. D’une part, la défense théiste de Dieu se présente souvent, en effet, comme une défense de Dieu au nom de l’homme sans référence réelle à Dieu ; d’autre part, la révolte contre Dieu peut avoir pour source, en particulier quand elle prend forme morale, une idée plus haute de Dieu. Une expérience qui se dit spirituelle et s’accommode de l’aliénation de l’homme ne saurait être authentique, tandis qu’une protestation antireligieuse contre la condition humaine suppose quelquefois, malgré qu’elle en ait, le sens de Dieu. Ainsi la dialectique historique s’avère plus profonde que celle des idées. Il est possible qu’une conception plus vraie et plus réelle de Dieu s’élabore historiquement au travers d’une négation de Dieu. La relation à Dieu n’est réelle que si elle est rencontre du Dieu qui s’approche des hommes, qui s’est livré et a souffert pour l’humanité (kênose de Dieu), et l’on peut admettre cette affirmation indépendamment même de toute désignation explicite du peuple juif ou de Jésus-Christ comme lieu de cette présence et de cet abaissement de Dieu.

On peut même soutenir que l’athéisme n’existe que dans la mesure où il ignore cette réalité de l’abaissement de Dieu ou bien en présente une version déformée, sinon il serait, comme négation, simplement absurde. Sa valeur positive vient de ce qu’il se fonde toujours sur une certaine protestation de liberté. Mais l’abaissement et la kênose de Dieu, qu’il nie, sont justement le fondement le plus profond qui puisse être trouvé de la dignité de l’homme et de sa liberté. L’homme ne dispose d’une liberté radicale que s’il peut s’autodéterminer, donc nier Dieu ; or, ces possibilités lui sont accordées, et ne lui sont accordées que dans la manifestation humaine du Dieu vivant ; ce sont la kênose et la souffrance de Dieu, en face de l’exploitation de l’homme et de l’usage destructeur de sa liberté, qui assurent cette liberté. Le paradoxe est donc là : l’athéisme ne peut se définir comme tel et isolément de l’affirmation concrète de Dieu ; il n’est qu’un moment dialectique d’une rencontre qui n’est pas achevée. Aussi, le passage de l’homme par l’athéisme, si serein et définitif qu’il se donne, peut-il signifier l’épuration de l’idée de Dieu. Surtout, l’athéisme moral de l’homme qui souffre est d’une portée singulière et peut même constituer une variété paradoxale d’expérience de Dieu, comme le théisme souriant de Voltaire n’est qu’une variété tranquille de l’athéisme. Ainsi, les vicissitudes de l’idée de Dieu à travers l’histoire doivent être réinterprétées à partir de la relation dialectique entre Dieu et l’homme. Or, précisément, la révélation judéo-chrétienne est divino-humaine. Elle suppose la foi en Dieu, mais aussi en l’homme. En cela, le monothéisme judéo-chrétien diffère des religions qui reposent sur une aliénation de l’humain dans la sujétion à la divinité ou sur la projection dans la sphère du divin des désirs de l’homme.


Hegel

Le premier philosophe à avoir creusé la dialectique historique du divin et de l’humain et à avoir développé le thème de l’aliénation est Hegel*. Pour la première fois, la question de l’union du divin et de l’humain est abordée dans la philosophie et elle en devient le thème central : « L’idée de la philosophie elle-même est la nature de Dieu bien comprise. De cette manière, ce que nous appelons l’Absolu a même signification que le vocable Dieu » (Vorlesungen über die Philosophie der Religion, t. I : Begriff der Religion). « Le contenu de la religion chrétienne est de donner Dieu à connaître comme esprit. » La religion ainsi définie est à l’opposé de la finitude, du mauvais infini, du faux bonheur, point noir de la contradiction. La religion doit donc être libération, médiation du divin et non plus dépendance. On n’a de Dieu qu’un concept pauvre tant qu’il n’est connu que comme premier être, c’est-à-dire laissé comme inconnu. Le concept plein de Dieu est celui qui provient de la sortie de soi, de la sortie de l’identité par un cheminement dialectique. C’est donc le Dieu de la révélation elle-même, non celui « des philosophes ». Dieu doit être le Dieu non de l’entendement mais de l’esprit, le Dieu manifesté dans l’histoire, celui de la religion absolue ; la religion présente doit être dépassée par la philosophie de l’esprit absolu ; la Croix doit être le point suprême de la raison ; il faut « placer la rose de la raison sur la croix du présent ». Mais Hegel attribue l’origine de tout mal à une chute de Dieu lui-même, par laquelle Dieu s’est anéanti (aliéné) dans le monde. Cette aliénation de Dieu dans la nature et dans l’histoire a été la condition nécessaire de la manifestation de l’esprit, c’est-à-dire de la réconciliation du fini et de l’infini, et l’entrée continuelle de Dieu dans l’histoire est l’essence même de l’histoire universelle. Cette théodicée vécue, très éloignée des jeux scolaires de l’entendement, est la preuve et la justification de Dieu dans le quotidien de l’histoire, de sa manifestation dans la réalité. Ainsi, pour Hegel, Dieu est la fin de l’histoire, au-delà de toute négativité, et la philosophie, en réalisant l’essence de Dieu, sanctionnera la mort du Dieu abstrait de la philosophie réflexive, de la subjectivité et de la mauvaise théologie.