Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Dieu (suite)

Les théologiens discutent pour savoir si Thomas d’Aquin lui-même a voulu ramener à cinq les voies de l’existence de Dieu, à l’exclusion d’autres voies. La réponse est délicate. Un thomiste comme Jacques Maritain a varié sur ce point. Ce qui est certain, c’est qu’entre les cinq voies Thomas d’Aquin a mis un ordre rationnel, résultant de l’expérience même des étants. Quelles sont ces expériences possibles des étants ? On les ramène à cinq : celle du mouvement, celle d’un ordre de causes efficientes, celle, beaucoup plus élaborée déjà, du « possible », induit à partir de l’évidence empirique de la génération et de la corruption, celle de l’existence du plus ou du moins dans chaque ordre de réalités, celle enfin de la répétition du phénomène que les corps naturels dépourvus d’intelligence tendent vers une fin.

L’attitude de l’esprit en face de ces expériences peut paraître pré- ou parascientifique, d’autant plus que le point de départ scientifique, normalement requis, peut se réduire à une donnée scientifiquement élémentaire. Mais il est clair que l’attitude de l’esprit, si elle consiste en une ouverture à la question de Dieu, ne suppose aucunement — comme le fait l’argument dit « ontologique » — que Dieu existerait d’abord dans l’intelligence, où il s’agirait de le reconnaître.

Bien au contraire, l’existence de Dieu ne peut être appréhendée qu’à titre de cause à partir de ses effets. Les diverses expériences de l’esprit dans le monde sensible sont donc abordées sous l’angle de la causalité qu’elles révèlent. Les cinq voies ne sont donc pas autre chose que cinq modalités du principe de causalité. L’étude de ces cinq modalités, dont le théologien pense qu’elles requièrent toutes une première cause, ne saurait être exposée ici. Disons seulement que, scientifiquement ou techniquement parlant, il est impossible de prétendre aller plus loin que les propositions modales affirmant l’existence nécessaire d’une première cause dans tel ou tel ordre de réalités, ou que ces propositions affirmant l’existence d’une telle origine. Pour passer de cette cause première, ainsi reconnue, à Dieu, il faut encore la médiation de la tradition ou de l’opinion : « Cette cause première à laquelle nous sommes parvenus est ce que les hommes appellent Dieu » (Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 2). Cet appel à l’opinion et le recours au « nom » sont extrinsèques à la démarche. Quand on passe au nom, il serait possible d’invoquer d’autres références. Non que la question des noms divins ne soit l’objet d’une réflexion théologique, mais cette réflexion n’intervient pas au niveau des cinq voies, des « préambules à la foi », où le regard n’est pas encore fixé sur son objet, comme il l’est en face d’une question proprement théologique.

La démarche évoquée jusqu’à présent peut paraître impersonnelle. Elle ne met en évidence que des liaisons causales. Le Premier reconnu n’est encore à ce titre que le Premier de l’ordre des causes, sorte de theos ou de démiurge anonyme, comme celui que pose Aristote. Si le théologien médiéval s’est souvent satisfait de cette première étape, le théologien contemporain ne saurait s’arrêter là. Il faut que la nécessité d’affirmer l’existence d’un premier être soit exigée par une expérience propre, sinon la question du « pourquoi » de sa démarche resterait entière. Or, l’expérience des causalités et des dépendances que nous avons reconnue décomposée en cinq domaines, l’homme la fait dans sa propre existence : il est voué à la mort et à la vie ; il est capable d’erreur et de vérité ; il est limité dans son amour et plein d’appétit ; il est conditionné par son temps et son milieu, et il est en devenir. Il ne peut trouver en lui-même cette source vive qui lui ferait dépasser ses limites radicales ; il faut donc qu’il s’interroge sur ces dépendances qu’il éprouve dans son propre être-en-puissance et qu’il ne trouvera surmontées que dans un être-en-acte-pur, qui ne peut être qu’un autre par rapport à lui. L’affirmation personnelle de l’existence de Dieu, ici évoquée, requiert non pas seulement une nouvelle investigation scientifique, mais une nouvelle mise en œuvre philosophique au niveau de chacune des voies : une philosophie de la nature, une philosophie du vivant, une métaphysique, une philosophie de la praxis et de l’art et enfin une éthique. C’est donc bien en mettant en accord les ressources de la science et de la philosophie que le théologien, à chaque époque, accomplit vraiment sa tâche. Elle ne sera jamais accomplie. Mais cet aboutissement auquel il tend place la synthèse scientifique aussi bien que la réflexion philosophique dans une lumière nouvelle. Cet Être sans quoi rien ne peut tenir, et qui est cause, est non plus seulement le démiurge mais le créateur, non plus seulement le theos mais le Dieu d’une rencontre. L’homme et les choses sont donc situés non plus seulement dans un univers de causalités, mais dans un rapport toujours inédit qui se présente sous le signe de la rencontre d’autrui et de l’énigme de l’Autre.


Dieu dans la pensée moderne


Affirmation et négation de Dieu

Les temps modernes ont vu se développer un « discours sur Dieu » inconnu de l’Antiquité, sous la forme des théologies et des spiritualités, et concurremment ce que l’on pourrait appeler un discours athée. L’athéisme n’est certes pas un phénomène récent, puisqu’il remonte non seulement aux origines mêmes de la philosophie, mais aussi de la révélation judéo-chrétienne, qui fut désignée d’abord dans le monde païen polythéiste comme un culte sans divinité. Mais, de nos jours, ce discours athée se formule dans une structure antireligieuse en soi assez simple : l’hypothèse « Dieu » est inutile ; elle ne sert ni la connaissance rationnelle, ni la maîtrise technique du monde. De plus, l’idée de Dieu, comme fait psychologique et comme phénomène historique, relève d’une explication scientifique qui rejette celle-ci dans le domaine de l’illusion, une illusion longtemps inévitable, parfois féconde, mais que le progrès humain ne manquera de dénoncer définitivement.