Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

Debussy (Claude) (suite)

La maturation (1887-1889)

Viennent ensuite trois ans d’intenses recherches : lectures littéraires et musicales, rencontres avec toutes notabilités intellectuelles, amitiés. Debussy s’affermit dans des entretiens passionnés avec Guiraud, dont Maurice Emmanuel relève l’essentiel dans son Carnet : « La musique est faite pour l’inexprimable ; elle doit être discrète, humaine. » Il va à Bayreuth en 1888, avoue ne pas voir « ce qu’on peut faire au-delà de Tristan ». À l’Exposition universelle de 1889, la liberté expressive des musiques orientales le séduit. Il retourne à Bayreuth en 1889 et rentre désenchanté, dénonçant « la machine à trucs » que sont les Nibelungen.

De 1888-1891 datent diverses pièces de piano (Deux Arabesques ; Petite Suite [En bateau, Cortège, Menuet, Ballet] ; Danse ; Suite bergamasque ; Ballade ; Valse romantique ; Nocturne ; etc.), dont les quatre premières seules sont originales.


La faute (1890-1892)

Ces bluettes, non plus que les charmantes Ariettes oubliées (Verlaine) de 1888 (C’est l’extase ; Il pleure dans mon cœur ; l’Ombre des arbres ; Chevaux de bois ; Green ; Spleen), ni les wagnériens (sauf le troisième) Cinq Poèmes de Baudelaire de 1889 (le Balcon ; Harmonie du soir ; le Jet d’eau ; Recueillement ; la Mort des amants), ni les 8 mélodies de 1890-91, d’inégale valeur, n’ayant alors aucune audience et personne ne voulant de la Damoiselle élue, les Debussy, irrités d’un fils aussi improductif, le pressent de se manifester par une œuvre plus « publique ». Excédé de vivre à leurs dépens et impatient de s’affirmer, il commence dès 1889 ce « concerto abhorré » qu’est la Fantaisie pour piano et orchestre publiée après sa mort, puis il écrit, généralement dans le style « opéra » qu’il méprise, plus de deux actes du Rodrigue et Chimène de Catulle Mendès, dédié à Gabrielle Dupont, dont il fera pendant six ans sa compagne. Mais, honteux de ce cabotinage, il se ressaisit : il condamnera ces deux témoins d’une passagère faiblesse, dont porte aussi des traces la contemporaine Marche écossaise, qu’il remaniera avant de la publier, à contrecœur, en 1913.


La floraison (1893-1900)

Le vrai Debussy lève, encore un peu pâle, avec la Damoiselle élue, pour voix de femme, solo, chœur et orchestre. Créée en 1893, elle est le sang nouveau qu’attend l’Europe, soumise au joug de Wagner. Le Debussy complet fleurit avec l’ardent quatuor, son premier chef-d’œuvre, joué à la fin de la même année, de forme encore classique, mais d’une sonorité toute neuve et à l’andante d’une si divine tendresse, puis avec le merveilleux Prélude à l’après-midi d’un faune pour orchestre, triomphalement bissé à la fin de 1894. Les Proses lyriques de 1893 (De rêve ; De grève ; De fleurs ; De soir), sur un naïf texte de sa plume, sont peu en regard de son contact avec Pelléas et Mélisande. Touché au plus vif par l’intériorité, le suggéré et le parfum shakespearien de ce drame de Maeterlinck, il sent que sa musique est faite pour les passions qu’agite le poète et il en écrit aussitôt quelques scènes. Pendant deux pleines années (été 1893 - été 1895), il compose son œuvre maîtresse avec une ferveur, une minutie, une inspiration miraculeuses. Il espère la faire jouer sans tarder et devra supporter une torturante attente. De 1897-98 datent les adorables Chansons de Bilitis (la Flûte de Pan ; la Chevelure ; le Tombeau des naïades), et, de 1897-1899, les très mystérieux Nocturnes (Nuages ; Fêtes ; Sirènes) pour orchestre ébauchés en 1893. Il écrit aussi deux Chansons de Charles d’Orléans à 4 voix, auxquelles il ajoutera la troisième en 1908 (Dieu, qu’il la fait bon regarder ; Yver, vous n’estes qu’un villain ; Quand j’ay ouy le tabourin). Et, à fin 1899, las de sa vie de bohème, il épouse une charmante midinette, Rosalie Texier, Lily, avec qui il vivra cinq années heureuses, rue Cardinet.


Le triomphe (1901-1902)

En 1901, il remanie d’anciens travaux et les publie en un recueil pour le piano (Prélude ; Sarabande ; Toccata). Il commence à exposer dans des périodiques ses vues sur la musique ; l’essentiel en sera réuni dans un livre posthume, Monsieur Croche antidilettante. L’Opéra-Comique lui ayant promis que Pelléas et Mélisande serait représenté la saison suivante, il retravaille fiévreusement sa partition, y apporte d’innombrables retouches, en écrit l’orchestration et doit allonger in extremis de 148 mesures les interludes entre les scènes. Puis un conflit l’oppose à Maeterlinck, risquant de compromettre la représentation. Si les dénigrants programmes distribués à la répétition générale du 28 avril 1902 favorisent les rires et les sarcasmes, ce sont cris, injures et violentes disputes qui marquent la première du 30 avril. La critique va de l’extrême éreintement (« arriviste », « germes de décadence et de mort », « honte nationale ») aux suprêmes louanges (« homme de génie », « monde merveilleux », « événement musical de la plus haute importance »). Si les oreilles asservies par les formes anciennes n’entendent qu’« ennui mortel, titillations malsaines et absence de toute mélodie », les « jeunes » sont bouleversés par la profusion mélodique, les accents vocaux, la puissance et les splendeurs orchestrales, d’une vérité si instantanée, d’une poésie si pénétrante, d’une volupté de tendresse si prenante ou d’un tragique si flagrant, d’une sensibilité, d’une humanité si continues et si génialement variées dans le climat différent de chaque scène d’un Pelléas qui a fini par s’imposer.


La conquête (1903-1913)

Sorti de l’aventure « comme un citron pressé », promu grand homme, décoré, jalousé, il jouit pendant un an oisivement de son bonheur. Toujours impécunieux, s’il « livre », en 1903, en un recueil de Fêtes galantes, trois mélodies de 1891 améliorées et une ancienne pièce pour piano remaniée, D’un cahier d’esquisses, s’il accepte la commande d’une rapsodie pour saxophone publiée après sa mort, il donne aussi les magnifiques Estampes pour piano : Pagodes ; Soirée dans Grenade ; Jardins sous la pluie. Et il ébauche, comme prémonitoirement, la Mer : une forte houle se prépare dans sa vie amoureuse. En 1904, il est séduit par une femme exquise qui est et sera celle de sa vie, Emma Bardac, et ils abandonnent tous deux leur foyer conjugal. Mais cette passion de Debussy est si vraie qu’elle lui inspire les Danse sacrée et danse profane pour harpe et cordes, les deux très beaux recueils de mélodies Fêtes galantes II et Trois Chansons de France (Le temps a laissié son manteau ; la Grotte ; Pour ce que Plaisance est morte), puis, pour le piano, les fantasques Masques, l’Isle joyeuse, d’une si vernale ivresse, et la première série des Images, aussi belles que variées : Reflets dans l’eau ; Hommage à Rameau ; Mouvement. La Mer, trois esquisses symphoniques, y fait suite. Créée en 1905, cette œuvre déconcerte ceux qui le voyaient prisonnier de la « manière » de Pelléas. Ils admirent son « métier », mais ne comprennent pas la nouveauté de cette fresque grandiose et lui reprochent de n’avoir « pas vraiment senti la mer »... Peu après, tout ému de la naissance de sa fille Claude Emma, Chouchou, Debussy écrit la Sérénade à la poupée...

Les revues musicales attisent alors les passions, créant autour de lui et des « pelléastres » un climat de tension et de controverse. Très affecté, il vivra un peu retiré, square du Bois-de-Boulogne, entre sa femme et sa fille, dans un confort qui excède ses moyens et l’obligera à diriger lui-même ses œuvres à Paris et à l’étranger.