Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

Debussy (Claude) (suite)

Il publie en 1908, pour le piano, les très fluides Images, 2e série, où son style se modifie encore, et le très ému Children’s Corner. En 1909, il entre au Conseil supérieur du Conservatoire : conquête plus significative que celle de ses Images d’orchestre sur la matière sonore, « ces pauvres Images », dit-il, sur lesquelles il peine depuis 1906, et, certes, les Gigues, achevées en 1911, et les Rondes de printemps, malgré quelques perles, sont aigrelettes et laborieuses. Des trois, Iberia est de loin la plus belle. Mais, en 1910, deux purs diamants : les recueils de mélodies Trois Ballades de François Villon (De Villon à s’amye ;... Que feit Villon à la requeste de sa mère ;... Des femmes de Paris) et le Promenoir des deux amants, venues du tréfonds et qui comptent parmi ses plus parfaites. Puis une charmante Première Rapsodie et une Petite Pièce pour clarinette et, pour le piano, un Hommage à Haydn (1909), avec une valse languide, la Plus que lente.

De 1909-1913 datent les deux livres de Douze Préludes pour le piano, sobres chefs-d’œuvre poétiques, emplis de rêves variés et où l’allusion crée l’illusion :
1. Danseuses de Delphes ; Voiles ; le Vent dans la plaine ; les Sons et les parfums... ; les Collines d’Anacapri ; Des pas sur la neige ; Ce qu’a vu le vent d’ouest ; la Fille aux cheveux de lin ; la Sérénade interrompue ; la Cathédrale engloutie ; la Danse de Puck ; Minstrels ;
2. Brouillards ; Feuilles mortes ; La Puerta del Vino ; Les fées sont d’exquises danseuses ; Bruyères ; General Lavine Eccentric ; la Terrasse des audiences du clair de lune ; Ondine ; Hommage à S. Pickwick, Esq., P. P. M. P.C. ; Canope ; les Tierces alternées ; Feux d’artifice.

Depuis la création de Pelléas, il cherche un texte où il puisse se renouveler : il pense surtout à un « As you like it », au « Diable dans le beffroi », à « la Chute de la maison Usher ». C’est sur celle-ci qu’il travaille le plus, lorsque D’Annunzio lui propose en 1911 son Martyre de saint Sébastien. Il s’y lance tête baissée et écrit en quatre mois une splendide partition qui le bouleverse lui-même. Mais, comme pour Pelléas, la représentation est compromise par un conflit : la danseuse qui personnifie le saint est juive, et l’archevêque de Paris recommande aux catholiques de s’abstenir d’y assister. Le commentaire musical de Debussy, humble et ému ou affirmé et grandiose de l’œuvre panachée du poète, surprend. Puis, on prendra pour jeux de mandarin l’extrême division de l’orchestre et la mobilité des rythmes de cette autre conquête de Debussy sur le monde des sons que sont les admirables Jeux de 1912. Et l’on verra une amusette dans la ravissante musique de ballet écrite en 1913, la Boîte à joujoux, où il dit si profondément l’âme de l’enfant. Les mélodies dépouillées Trois Poèmes de Mallarmé et une Syrinx pour flûte solo sont ses dernières œuvres d’avant guerre.


L’accomplissement (1914-1918)

À la veille de la Première Guerre mondiale, Debussy s’est accompli. L’horreur des combats, ses souffrances physiques le laissent anéanti : il a un cancer rectal dont on l’opérera à la fin de 1915. Il ne compose en 1914 qu’une Berceuse héroïque pour piano, en hommage à la Belgique envahie, et transforme une musique de scène de 1900 en morceaux pour 4 mains : Six Epigraphes antiques. En janvier 1915, il assume la révision de l’œuvre pianistique de Chopin, et, durant les trois mois heureux qu’il passe face à la mer à Pourville, il compose coup sur coup quatre chefs-d’œuvre : les âpres ou alertes caprices En blanc et noir pour deux pianos, la mâle et spirituelle sonate pour violoncelle et piano, les Douze Études, couronnement de son apport pour le clavier, et la mélancolique sonate pour flûte, alto et harpe, très cher joyau. Il termine l’année avec le Noël des enfants qui n’ont plus de maisons, sur un texte de sa plume.

Dès lors, sa santé s’altère. Des six sonates qu’il projetait, il ne peut encore écrire que la troisième, pour violon et piano : elle lui coûte de durs efforts jusqu’en novembre 1917. Il s’alite en décembre. Il ne dort plus. Il mourra le 25 mars 1918.


L’idéal et la réforme de Debussy

D’entre tous les musiciens qui l’ont précédé et suivi jusqu’ici, il n’en est point d’aussi foncièrement libres et génialement originaux que Debussy, avec à la fois une âme plus sensible, une inspiration plus profonde, une intelligence aussi aiguë, une puissance aussi rentrée et un goût aussi exquis. Un génie paré de tant de vertus, sur lequel semblent avoir convergé, à la fin du xixe s., tous les apports d’une ère arrivée à son suprême épanouissement, fait l’unicité de Debussy et le miracle de l’œuvre qu’il laisse.

Debussy ne se conçoit pas natif d’ailleurs que de France et il est à l’image de cette terre de l’équilibre : charme enveloppant, grâce sensuelle d’un pays de mœurs catholiques, dont l’esprit a été si heureusement émancipé par le libre examen et le sens critique de la Réforme.

L’œuvre des musiciens se ressent de leur temps : la religion marque les effusions de Bach, la royauté l’apparat de Gluck, la Révolution les sentiments humanitaires de Beethoven, l’expansionnisme allemand la musique dominatrice de Wagner. Debussy n’est pas caractéristique du temps politique et social qui est le sien entre les deux guerres de 1870 et de 1914 : ni la Commune, ni la IIIe République, ni le colonialisme, ni l’Affaire Dreyfus, ni les premières découvertes techniques ne laissent de traces dans son œuvre, et il est clair que Pelléas, la Mer ou le Martyre ne relèvent en rien de la Belle Époque. Pas plus impressionniste que symboliste, il est par excellence le musicien pur, rejoignant Mozart et Chopin. Il rejoint encore Bach par sa ferveur, mais sans les pratiques souvent lassantes des certitudes irraisonnées. Il rejoint enfin Beethoven par son souci d’universalité, que l’Allemand proclame dans une arène et que le Français murmure dans un jardin.