Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

dada (mouvement) (suite)

Mais, par définition, dada ne pouvait s’instituer en état. Dada s’est détruit lui-même pour pouvoir se signifier, ne signifiant rien dans un monde où plus rien ne signifiait et qu’il tentait de mettre au pied du mur de sa vanité. Dada n’a pas eu d’autre rôle et fonction que d’être dada, provocateur de l’impossible expression du devenir fixé dans le temps du spontané, qui se garde de s’instaurer pour ne pas se détruire et qui périt de ne pouvoir demeurer. Dada a préparé le terrain, laissant à d’autres mouvements et en particulier au surréalisme la responsabilité et le risque d’assagir la révolte pour la perpétuer.

M. B.


L’art

C’est en raison de ses implications artistiques que dada conserve, aujourd’hui encore (devrait-on dire : aujourd’hui plus que jamais ?), son actualité. Chose d’autant plus remarquable si l’on considère l’assez minime quantité d’œuvres de premier plan (il y a par contre surabondance d’œuvres de second ou de troisième ordre) produite par dada de 1915 à 1923, dates extrêmes de l’existence de ce mouvement. Mais il se trouve justement que l’essentiel de dada passe pour résider beaucoup moins dans les œuvres que dans l’attitude de leurs auteurs. Or, cette attitude, par une ambiguïté qui n’a pas fini de nous agiter (elle est à la source de celle que l’on constate par exemple dans l’art conceptuel*), se réduit d’une part à la « démystification » véhémente de l’art, d’autre part à des propositions à première vue anti-artistiques, mais qui n’en visent pas moins à rendre l’art vivable et même souhaitable au terme d’une sorte de jeûne prolongé.


L’anti-art dada

Certes, tout nouveau mouvement artistique porte en lui, de par sa naissance même, condamnation et démystification de l’art admis auparavant. Ainsi, le cubisme sonnait le glas de la superficialité impressionniste et de l’hédonisme des fauves. Mais, avec dada, il s’agit de bien autre chose. Ne voit-on pas Marcel Duchamp* s’en prendre à l’œuvre symbole (en tout cas pour le grand public) de l’art occidental lorsqu’il enrichit la Joconde de Léonard de Vinci d’une fine moustache, d’une barbiche et d’un titre injurieux (L. H. O. O. Q.) ? Attentat contre le culte excessif rendu aux œuvres d’art du passé et plus généralement dénonciation de la valorisation suspecte de l’œuvre d’art dans notre société : « Toute œuvre picturale ou plastique est inutile », déclarait Tristan Tzara, tandis que Picabia renchérissait : « L’art vaut plus cher que le saucisson, plus cher que les femmes, plus cher que tout. » Bien entendu, les écrivains dada étaient dans une situation plus confortable pour dénoncer la supercherie artistique, mais les artistes ont participé à l’offensive, souvent en s’en prenant à ce qu’ils avaient adoré la veille. L’expressionnisme (George Grosz simulant devant une toile de Lovis Corinth une subite envie d’uriner), le cubisme (Picabia déclarant : « Le cubisme est une cathédrale de merde »), le futurisme (Duchamp construisant son premier « ready-made », la Roue de bicyclette) sont ainsi moqués et dévalorisés par des artistes que ces mouvements ont profondément marqués. L’agression n’en acquiert que plus de poids : elle met en cause finalement non pas les qualités des artistes ni le bien-fondé des recherches plastiques, mais une certaine esbroufe, l’insincérité et la prétention attachées aux divers systèmes artistiques. En ce sens, dada serait une leçon de modestie, mais qui, paradoxalement, se double d’une leçon de dignité : que l’œuvre d’art, écrit Tzara, « soit un monstre qui fait peur aux esprits serviles, et non douceâtre pour orner les réfectoires des animaux en costumes humains, illustrations de cette triste fable de l’humanité ». En définitive, dada aura permis de mettre en pleine lumière toute la force de refus qui fonde la création artistique et seule la légitime, du moins à ses propres yeux. « Anti-art » doit donc s’entendre : contre l’art prêt à toutes les compromissions, contre l’art qui ne vise qu’à susciter l’admiration des foules ou des snobs, contre l’art sans danger.


Dialectique de la destruction et de la création

Aussi ne sera-t-on pas surpris de découvrir l’un des ressorts essentiels de dada dans le collage*, puisque celui-ci permet d’obtenir une image nouvelle en partant de la destruction d’images préexistantes. En outre, cette technique offre l’avantage d’une grande diversité de solutions, correspondant chacune aux tendances profondes de qui la met à contribution. Par exemple, Hans Arp*, en 1916, ayant déchiré une gouache qui ne lui donnait pas satisfaction, les morceaux retombés sur le sol s’ordonnèrent avec un tel bonheur qu’il n’eut qu’à les recoller dans le même ordre sur une feuille de papier (Selon les lois du hasard). Arp découvrait ainsi une réponse à son désir profond de confondre son activité artistique avec les processus naturels, le hasard se substituant ici à la volonté. Au contraire, c’est l’attitude d’hostilité ouverte des dadaïstes berlinois à l’égard de l’Allemagne de Guillaume II, puis de celle de Weimar, qui trouve dans le photomontage un véhicule parfaitement adéquat : les têtes grimaçantes, les machines, les décors urbains, les roues des automobiles, la gesticulation des danseurs ou des sportifs dont ils découpent les images dans les magazines illustrés se prêtent admirablement, entre les mains de John Heartfield (pseudonyme de Helmut Herzfeld [1891-1968]), de Raoul Hausmann (1886-1971), de George Grosz (1893-1959), de Hannah Höch (née en 1889), de Johannes Baader (1876-1955), à l’évocation fantastique d’une société qu’ils jugent en proie à une frénésie meurtrière. De même que les ruptures d’échelle peuvent passer pour traduire le scandale des inégalités sociales, les superpositions ou les substitutions d’organes anatomiques suggèrent l’aliénation des individus dans une civilisation oppressive, les inscriptions obsédantes rappellent le « bourrage de crâne » auquel se livrent les propagandes bellicistes tout comme la publicité. Si les « monteurs » berlinois prélèvent dans les journaux témoins de l’actualité leur matière première, Max Ernst*, lui, utilise les gravures sur bois des ouvrages populaires de la fin du xixe s. (auxquels s’ajoutent des catalogues d’instruments scientifiques). Nul souci chez lui de réagir directement aux événements politiques, sociaux, économiques, mais l’ambition d’accéder à un dépaysement total grâce à la complicité des images qui charmèrent son enfance ; par là, il se comporte d’ailleurs en surréaliste avant la lettre.