Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

dada (mouvement) (suite)

Dialectique de l’objectif et du subjectif

Dans tous les cas énumérés, la subjectivité de l’artiste s’exprime à l’aide de matériaux ayant déjà forme objective. Mais le passage de l’objectivité vers la subjectivité s’est opéré par effraction (intervention des ciseaux pour isoler tel ou tel élément au sein d’un ensemble par découpage). Chez Max Ernst, cependant, on remarque une forme de « collage » qui ne doit rien au découpage lorsque, obsédé par une gravure scientifique, il y ajoute une ligne d’horizon, un paysage, un fond quelconque à la gouache ou à l’aquarelle. Il n’y a plus destruction de l’image originale comme précédemment, mais transformation sémantique par le moyen d’une addition. C’est sensiblement le même phénomène qui s’accomplit chez Picabia*, sans doute sous l’influence des « ready-made » de Duchamp, dès 1915 à New York. Picabia se contente en effet d’interpréter un objet manufacturé, une machine ou un fragment mécanique, prélevé tel quel dans un catalogue ou recopié aussi froidement que possible. Ainsi, un appareil photographique démantibulé est présenté comme le portrait d’Alfred Stieglitz, pionnier de la photographie aux États-Unis ; la photographie d’une ampoule électrique est intitulée Américaine (sur le filament, Picabia a inscrit les mots flirt et divorce). Un peu plus tard, c’est de la réunion de petits objets de la vie quotidienne que Picabia obtient de charmants et dérisoires tableaux : un portrait de femme est fait d’allumettes et d’épingles à cheveux ; un paysage, de pailles et de plumes (1920-21). Cette démarche ironique n’est pas sans rapport avec celle de Kurt Schwitters*, qui, des débris de la vie urbaine, compose inlassablement tableaux, reliefs, sculptures et même architectures (le fameux Merzbau). Aucune ironie de la part de Schwitters, mais quelque chose comme un effort gigantesque pour convertir à l’harmonie subjective les épaves objectives de notre civilisation. Rencontre significative par ailleurs, celle qui se produit entre Arp et Schwitters, clouant l’un et l’autre sur une planche de petits morceaux de bois trouvés tels quels, le premier en 1920 (Trousse d’un Da), le second en 1923 (Breite Schnurchel). La « trouvaille » tend ainsi à se substituer à l’inspiration selon le statut traditionnel de celle-ci : il s’agit toujours de ce que « trouve » l’artiste, non plus sur sa toile ni dans le marbre, mais dans la rue, les terrains vagues ou les décharges publiques. Les « objets » dus à Max Ernst, Raoul Hausmann, Sophie Taeuber (v. Arp), Johannes Theodor Baargeld († 1927), au Roumain Marcel Janco (né en 1895), aux Américains Man Ray (né en 1890) et Morton Schamberg (1882-1918) se situent diversement dans le cadre de cette conversion des objets tout faits à l’expression de la subjectivité de l’artiste. Mais dans le cas des « ready-made », la conversion semble impossible à opérer, Duchamp se faisant un malin plaisir de choisir des objets manufacturés dans lesquels, de toute évidence, il ne se « trouve » pas. Bien que nous sachions qu’aucun choix ne saurait être « insignifiant », force est de convenir que Duchamp s’y livre aussi peu que possible, nous contraignant aux plus aventureuses interprétations.


Dialectique de la volonté et de la spontanéité

« À Zurich, dada a oscillé entre une sorte de pureté de l’art abstrait et la révolte, entre la confusion des courants artistiques et la volonté d’en créer de nouveaux », écrivait Tzara en 1957. Si l’un des pôles de l’activité artistique dada est l’objet extérieur (objet manufacturé, machine, image imprimée, débris urbains de toute sorte) qu’il s’agit d’investir de la charge subjective maximale et par là d’arracher à ses fins ordinaires, l’autre pôle est l’inconscient, dont nombre de dadaïstes souhaitent obtenir quelque chose comme la loi cachée de la création artistique. On le sait, le surréalisme* seul fournira les données théoriques approfondies de la démarche qui s’ébauche un peu à tâtons dans dada. Car, par exemple, la tendance à l’abstraction, si sensible notamment à Zurich, répond en premier lieu au désir d’opposer une vérité universelle, fondée sur des formes et des rythmes élémentaires, à l’imitation des apparences instituée en règle depuis la Renaissance. Ces formes et ces rythmes élémentaires, comment les déterminer ? Les dadaïstes ont quelquefois cru, avec nombre des pionniers de l’abstraction, que la géométrie était le langage le plus universel : il est à peine surprenant de retrouver la même harmonie de rectangles dans la Tapisserie (1911) de Man Ray et dans la Composition horizontale-verticale (1917) d’Arp et Sophie Taeuber. Mais le désir d’un langage moins sommaire, articulé d’une manière très précise à l’exemple du langage musical, va inspirer les efforts du Suédois Viking Eggeling (1880-1925) dans la poursuite d’une « basse continue de la peinture », où il entraînera également l’Allemand Hans Richter (1888-1976). Cette recherche rythmique les conduira d’ailleurs au cinéma abstrait : Rhythmu 21 (1921) de Richter, Diagonal-Symphonie (1922) d’Eggeling. Une troisième voie, en dehors de la géométrie et d’une orchestration de signes abstraits, est explorée par Arp à partir de 1916 du côté des formes organiques, des taches spontanées et vibrantes encore de tension intérieure. Sans nul doute, Arp établit ainsi un lien original avec la révolution lyrique du Kandinsky* de 1911-1914. En tout cas, ce que le surréalisme baptisera automatisme* se conçoit pour la première fois avec Arp, non point seulement en tant que méthode créative, mais comme moyen de renouer le contact avec l’innocence originelle des êtres et des formes. Ce n’est pas pour rien que le mot pureté revient si souvent dans les propos tenus par les peintres dadaïstes zurichois. En effet, une revendication idéaliste, d’un romantisme exacerbé, y apparaît comme l’envers des provocations adressées à la torpeur bovine de l’intelligentsia embourgeoisée. Et, de même qu’il n’y a pas loin de Kandinsky à Arp quant au « spirituel dans l’art », les reliefs de plâtre blanc où, en 1919, Janco s’efforce vers une rythmique pure ne sont pas sans évoquer le Carré blanc sur fond blanc que Malevitch* exécute à la même date.