Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

dada (mouvement) (suite)

De qui se moque-t-on ? De personne. Les dadaïstes cherchent à provoquer chez les spectateurs la prise de conscience de l’absurdité du monde dans lequel ils vivent, en le tournant en dérision. Ils veulent même les obliger à participer au spectacle antispectacle qui leur est proposé, ne serait-ce que par la désapprobation. Ils utilisent la violence, l’insulte, l’injure pour les contraindre à sortir de leurs gonds et à exprimer leur spontanéité refoulée par les interdits. En juillet 1917, la revue Dada succède au Cabaret Voltaire, rendant compte de l’activité du groupe. Mais c’est en décembre 1918, dans Dada 3, que paraîtra le Manifeste dada 1918 de Tzara.

Certains peintres zurichois crurent bon, par mesure d’efficacité, de s’engager dans l’action politique, mais par là même, ils se dédadaïsèrent. Dada à Zurich s’étiole, mais sa carrière ne faisait que commencer. Au début de 1920, Tzara, qui était entré en correspondance avec Breton, débarquait à Paris, auréolé de gloire.

Mais, dans le même temps, dada, sous une autre forme mais avec une force de scandale tout aussi virulente, s’était depuis longtemps manifesté à New York avec Marcel Duchamp, émigré aux États-Unis, Francis Picabia et Man Ray. Dès 1913, le Nu descendant un escalier avait été un succès de scandale. Marcel Duchamp exprimait sa négation de l’art en se livrant à l’exécution de « ready-made », « objets usuels promus à la dignité d’objet d’art du seul fait du choix de l’artiste ». Il est encouragé dans ses efforts par Alfred Stieglitz, photographe et marchand de tableaux, et Walter Conrad Arensberg, mécène. Son ami, Francis Picabia, qui deviendra le commis voyageur du dadaïsme, promenant avec lui sa revue 391, qu’il publie dans les différentes villes où il se trouve — Barcelone, New York, Zurich, Paris —, restera une des figures les plus caractéristiques du dadaïsme. Peintre dissident de l’impressionnisme, poète sportif, doué d’un intarissable esprit inventif, il jouit d’une fortune personnelle qui lui permet de pousser jusqu’au bout ses extravagances — voitures rares, fêtes, prodigalités. Après son séjour aux États-Unis et une visite à Tzara à Zurich, il gagne Paris, où se retrouvent en 1920 tous les dadaïstes éparpillés.

Une place particulière doit être faite à Arthur Cravan, qui va jusqu’aux conséquences extrêmes qu’implique l’attitude dada, c’est-à-dire à sa propre destruction. Éditeur d’une revue insolite, Maintenant, peintre et boxeur, il préfère à l’œuvre d’art scandaleuse le scandale de sa propre personne. Il provoque le champion du monde Jack Johnson (1917), qui le met rapidement k.-o. Il ne trouve une issue à sa provocation permanente et absolue qu’en s’embarquant sur un bateau et disparaissant sans laisser de trace.

À Paris, dada avait été préparé de longue date, en particulier autour de la personne d’Apollinaire, qui préconisait un « esprit nouveau », sans toutefois prévoir qu’il irait jusqu’à la négation de la nouveauté elle-même. Les revues Sic, d’Albert-Birot, et Nord-Sud, de Pierre Reverdy, contribuaient à la remise en question de l’art moderne. Breton*, Soupault, Aragon* avaient déjà créé la revue Littérature, ainsi nommée par dérision de la littérature. Mais ils n’avaient pas craint de publier dans les premiers numéros Valéry et Gide, dont Picabia put dire par la suite : « Si vous lisez André Gide tout haut pendant deux minutes, vous sentirez mauvais de la bouche. » Dès l’arrivée de Tzara, qui rappelait nostalgiquement à Breton Jacques Vaché, ce « dadaïste avant la lettre », Littérature s’engage résolument dans la voie de la subversion.

Dada parisien se signale surtout par des manifestations scandaleuses à l’exemple de celles qui avaient eu lieu à Zurich : l’année 1920 est ainsi marquée par le festival dada (26 mai). Le public se presse par sympathie ou curiosité, pour assister à des spectacles incompréhensibles que Tzara alimente et commente ainsi : « Vous ne comprenez pas, n’est-ce pas, ce que nous faisons ? Eh bien, chers amis, nous le comprenons encore moins. » Mais, comme à Zurich, dada commence à se lasser et à lasser. Breton supporte mal l’esprit strictement négateur de Tzara. « Dada ne signifie rien », déclare-t-il dans un de ses manifestes. Et cette absence de signification, qui entraîne, par exemple, les dadaïstes à la visite d’une église dépourvue d’intérêt — celle de Saint-Julien-le-Pauvre —, commence à fatiguer Breton, qui ne voit guère la finalité de pareille expédition. Peut-être aussi est-il gêné par l’importance que s’accorde Tzara — qui se trouve, avec humour, « assez sympathique » — et surtout par celle qui lui est accordée, au détriment de la sienne. Toujours est-il qu’il rompt avec dada pour se consacrer à ce qui deviendra quelques années plus tard le surréalisme*. Picabia lui-même déclare : « En voulant se prolonger, dada s’est enfermé sur lui-même. » Le propre de dada, en effet, était de naître et de mourir dès qu’il menaçait de devenir ce qu’il condamnait : une institution, à la limite une école. Ce qu’il perdait en durée, il le gagnait en intensité. « La mise en accusation de Maurice Barrès » (13 mai 1921) fut à la fois l’apothéose et le début de la dissolution de dada, définitivement accomplie après le congrès de Paris (févr. 1922) organisé par Breton, auquel Tzara refusa de participer.

Cependant, à Berlin, dada, sous l’initiative d’Huelsenbeck venu de Zurich, avait pris rapidement, au milieu de l’agitation spartakiste, un aspect politique. Mais, à Hanovre, Kurt Schwitters érigeait son Merzbau. À Cologne, Max Ernst, Johannes Theodor Baargeld, Hans Arp se réclamaient de dada.

Il est toutefois inexact et antidada de cataloguer dans des régions définies les dadaïstes, qui se voulaient cosmopolites et même apatrides. Ils voyageaient, ils correspondaient, ils créaient ainsi un réseau de ramifications, et dada se manifestait partout où une ou deux personnes étaient susceptibles d’être dada. Leur patrie était dada, leur langue dada : l’internationalisme artistique vit le jour avec dada.