Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

croissance économique (suite)

L’intérêt principal de la distinction réside surtout dans le fait qu’elle permet de creuser la question capitale des fins qui peuvent être assignées à la croissance et au progrès. Il s’agit de savoir où mènent la croissance et le progrès. À un premier stade, il est bien évident que la croissance doit conduire au progrès. Mais en quoi doit consister ce progrès ? Cela revient à s’interroger vraiment sur l’utilité des biens que la croissance contribue à créer. Cette interrogation rejoint les préoccupations de ceux qui, observant les tendances des sociétés industrielles contemporaines à susciter des besoins de plus en plus artificiels pour soutenir la production privée alors que les services publics essentiels sont mal assurés, veulent lutter contre ce processus. Le problème serait alors de savoir quelle orientation doit être donnée à la croissance. Par exemple, l’économie ne doit pas se laisser uniquement guider par les seuls besoins exprimés, ni chercher à satisfaire d’abord les appétits stimulés par la publicité, l’ostentation, la nouveauté, etc. Il n’y aurait alors progrès que dans la mesure où une certaine hiérarchie de valeurs se trouverait respectée : il ne suffirait pas seulement de mettre à la disposition des individus un volume de plus en plus abondant de biens (ce qui correspond à ce que l’on appelle un accroissement du niveau de vie), il faudrait également penser à l’amélioration de leur mode de vie, notamment par des actions sur leurs conditions de travail, c’est-à-dire diriger une part de plus en plus grande des « fruits » de l’expansion vers les équipements collectifs (hôpitaux, écoles, universités, laboratoires de recherche, aménagement de villes, amélioration des communications et des transports, etc.).

• La troisième distinction, entre la croissance et le développement, a semblé, pour beaucoup, plus discutable, parce que artificielle. Selon certains, le développement s’identifierait à une croissance avec modification préalable des structures. Inversement, la croissance correspondrait à un processus se déroulant dans une structure donnée, supposée restée à peu près invariable ou invariée. Cette opposition est sans doute exagérée, car, dans la réalité, on n’imagine pas qu’un processus de croissance puisse se poursuivre sans entraîner des transformations structurelles ou sans avoir été marqué à l’origine par une mutation structurelle ou par la rupture d’une situation existante. En fait, la distinction entre croissance et développement est proposée pour opposer la situation actuelle des pays industrialisés et celle des pays en voie de développement. On réserve alors le terme de croissance au processus de poursuite du développement dans les pays industrialisés et celui de développement à la croissance des pays moins développés, dont on pense qu’elle ne peut se déclencher si un certain nombre de conditions, préalables ou simultanées, ne sont pas remplies. En dehors de cette spécification devenue traditionnelle, il semble que les deux termes de croissance et de développement puissent être employés à peu près l’un pour l’autre.


La croissance dans l’histoire de la pensée économique

Si cette notion de croissance est devenue très familière, il n’en demeure pas moins que, jusqu’à une date récente (1945 environ), elle était peu connue du public et assez peu prise en considération par la science économique. Et pourtant, cette idée n’a jamais été absente de la pensée économique. Elle est apparue formellement à la fin du xviiie s. avec Condorcet, Turgot, puis avec les classiques (A. Smith, J. Stuart Mill, Malthus). On peut résumer très simplement son histoire jusqu’à nos jours en trois étapes : les grands classiques ont éprouvé l’obsession de la croissance ; puis, brusquement, vers les années 1870 jusqu’aux années 1930, les problèmes de l’équilibre remplacent ceux de la croissance ; enfin, depuis 1945, on observe un retour au problème de la croissance.

Au cours de la première étape (obsession de la croissance), Adam Smith* (1723-1790) a été le premier à avoir distingué trois types d’économies : progressive, stationnaire, régressive. Pour lui, le développement de la production se réalisera harmonieusement par le jeu même du marché et de la concurrence des produits et des facteurs de production. La même idée se retrouve chez Jean-Baptiste Say (1767-1832) et les libéraux optimistes : il peut y avoir augmentation des quantités sans transformations économiques. Au contraire, les pessimistes anglais (Malthus, Ricardo) ont une vue plus réaliste lorsqu’ils affirment qu’il ne peut y avoir augmentation de quantités sans transformation des structures. Ils découvrent ainsi une dynamique « grandiose » : dynamique de la population chez Thomas Robert Malthus* (1766-1834), dynamique de la répartition chez David Ricardo* (1772-1823). Ces dynamiques sont pessimistes. Pour David Ricardo, l’évolution de la répartition se marque par une tendance à l’accentuation de l’inégalité entre les propriétaires du sol (dont le revenu croît avec les rentes) et les salariés (dont le revenu reste stationnaire). Pour John Stuart Mill* (1806-1873), l’évolution de l’économie progressive doit aboutir fatalement à un état stationnaire. Selon lui, il y i trois sortes de revenus : salaire, rente, profit. La part proportionnelle de la rente croît ; la part du profit, coincée entre des salaires constants et une rente qui s’élève, ne peut que diminuer, entraînant ipso facto un ralentissement des investissements.

La deuxième étape commence vers les années 1850-1870. À la suite des nombreuses critiques socialistes et marxistes, on dénonce les instabilités et les inégalités suscitées par le développement des quantités. Dès lors, à la fin du xixe s., le souci majeur devient celui de l’équilibre et de la stabilité. Pour Léon Walras (1834-1910) et les marginalistes, l’essentiel est de montrer comment le fonctionnement du système économique doit être analysé à partir d’un concept clef, l’équilibre. Cependant, dans cette prédominance de l’étude des problèmes de l’équilibre, deux exceptions doivent être notées. D’une part, dès le début du xxe s., Joseph A. Schumpeter (1883-1950) s’attache à renouveler les questions d’évolution. D’autre part, pendant toute la seconde moitié du xixe s., les historiens prennent également en considération le phénomène du changement, mais ne l’envisagent pas dans une optique de théorie économique.