Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

agressivité (suite)

En bref, la question était de savoir si quelques-uns des apports de la psychanalyse pouvaient être isolés de toute référence à l’inconscient pour être transposés dans le registre du comportement. D’autre part, ni l’organisation de la personne, ni celle de l’environnement ne sont représentées dans l’hypothèse de Yale de telle manière qu’apparaissent dans la nécessité de leur liaison les processus qui leur sont rapportés. C’est à cette tâche que s’est employé Kurt Lewin, qui, dans l’esprit de la théorie du champ, poursuivra une dérivation relativiste des processus d’agression à partir de l’ensemble global de leurs conditions déterminantes.


Kurt Lewin

K. Lewin* ne s’est aucunement préoccupé d’élaborer une « théorie de l’agressivité » ou de l’« agression ». Son propos a été de forger les instruments conceptuels les plus propres à rendre à leur contexte dynamique les processus que l’observation commune caractérise comme agressifs ; l’un des bénéfices d’une telle procédure sera d’articuler à cette agression manifeste une série du processus d’apparences phénoménales très diverses, dont l’appartenance à un même type sera de cette manière attestée. Quatre grandes études sont à mentionner : celle de Dembo sur la Colère comme problème dynamique, celle de Barker et Dembo sur la Frustration et la régression chez l’enfant (première version, 1937), celle de Lewin, Lippitt et White sur les Types de comportement agressif dans les atmosphères sociales expérimentales (1939), celle de Lewin qui, sous le titre de l’Éducation de l’enfant juif, est une théorie de l’adolescence (1940). Elles ont en commun : d’abord, la mise en évidence d’une tension émotionnelle distincte de la tension présidant aux conduites orientées, et qui, développée en situation de conflit, où elle se manifeste par des processus d’agitation, nous désigne la dimension énergique des processus d’agression ; en second lieu, la solidarité entre le développement de cette tension émotionnelle et un processus de « primitivisation » de la conduite, entendu par Lewin non pas en une acception temporelle mais au sens d’une moindre différentiation des activités ; dans cette vue se déterminent les phénomènes décrits par la psychanalyse sous le chef de la toute-puissance des pensées, les conduites magiques, les courts-circuits d’activité ainsi que les processus de décharge diffuse. L’agression, au regard de ces analyses, n’est donc pas couplée à la frustration en un rapport simple. Ce qu’il nous faut nous représenter, c’est une modification du champ global des interactions entre l’organisme et l’environnement. Par exemple, en situation de groupe, la politique autoritaire d’un leader, entretenant l’insécurité des sujets touchant leur propre statut, élève le niveau général d’une tension qui se traduira par des conduites agressives et notamment, en cas d’échec du groupe, par la recherche d’un bouc émissaire.

On comprend que cette méthodologie dynamique ait pu s’exercer au même titre dans les domaines traditionnellement réservés à la « psychologie individuelle » et à la « psychologie sociale ». En témoignent par exemple : l’étude d’Adorno et de ses collaborateurs sur la personnalité autoritaire, qui combine la méthode clinique et les techniques d’échelle dans l’application aux attitudes idéologiques du concept psychanalytique de rigidité, par ailleurs élaboré par Lewin ; les travaux de Margaret Mead et de ses collaborateurs sur les cultures coopératives et compétitives, travaux qui nous proposent une description intégrée de l’éducation, de l’organisation sociale, des coutumes et de l’idéologie, dans leurs incidences sur le développement des relations de rivalité agressive.


La théorie des jeux

Mais il résulte de cette critique des postulats du groupe de Yale que la notion même d’agressivité est appelée à se modifier avec la conception du milieu dont on l’a rendue solidaire, c’est-à-dire au premier chef avec la théorie de l’intersubjectivité. Un rôle particulier a été rempli à cet égard, depuis 1944, par la théorie des jeux, ainsi que l’atteste le titre même du travail publié par Rapoport en 1960, Combats, débats et jeux. Dans un combat, il s’agit d’éliminer l’adversaire ou de réduire son importance ; dans un jeu, il n’en va pas de même, car l’adversaire est alors indispensable. Il ne s’agit plus de lui nuire, mais de le surpasser ; il est, pour le joueur, un autre soi-même, et la rationalité qu’on lui impute est un aspect de cette communauté. Dans le cas du débat, enfin, il est clair que « le but n’est ni de nuire à son adversaire ni de le surpasser par la finesse, il s’agit de le convaincre ».

Mais l’intérêt de ces distinctions n’est pas seulement classificatoire. Chacun des domaines envisagés relève, du moins en principe, d’un type spécifique de formalisation. Nous pouvons donc espérer de la structure définie par ce type qu’elle nous donne accès à la structure du champ de problèmes que recouvre le concept d’agressivité. Or, il semble que de nouvelles perspectives aient été ouvertes à cet égard par les développements de la psychanalyse, dans le sens d’une confrontation critique avec les suggestions issues de la psychologie.


Jacques Lacan

Fidèle à l’adage freudien selon lequel le transfert est la psychanalyse même, la contribution de Lacan (1948) prend son départ des conditions les plus générales de la cure. À ce titre, elle engage d’emblée la dimension subjective’, où ses moments successifs trouvent leurs repères : que l’agressivité soit donnée comme intention d’agression, le terme d’agression étant pris dans le sens requis par la subjectivité intentionnelle, et l’agression initialement et électivement saisissable dans l’image fantasmatique du corps morcelé ; que la technique de l’analyse n’ait pas à se défendre de la réactiver mais à prendre garde qu’elle ne s’organise autour du moi, c’est-à-dire de cette instance manifestée par la dénégation, et qui « oppose son irréductible inertie de prétention et de méconnaissance à la problématique concrète de la réalisation du sujet » ; que cette inertie traduise la viscosité d’une série d’identifications dont la génération s’enracine au stade archaïque du miroir, où le sujet s’aliène à l’image narcissiquement assumée de son propre corps, et fixe ainsi en sa structure même la tension agressive qui sanctionne cette aliénation ; que le lien ainsi tissé entre le moi et l’agressivité fixe l’origine structurale et constitue ce qui peut être considéré comme le fondement de la critique de l’éthique proprement moderne, que Darwin a marquée de son sceau.

Ainsi le malaise de l’homme dans la civilisation se trouve-t-il fondé sur la dimension même où la civilisation s’institue, c’est-à-dire dans l’ordre des échanges à l’intérieur duquel le moi poursuit le rêve de sa propre complétude. L’agressivité humaine n’est pas innée au sens biologique d’un instinct, elle l’est au sens d’une loi de constitution.