Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cervantès (Miguel de) (suite)

Composition du roman

Cervantès partage les idées de ses contemporains sur la théorie littéraire. Il avait médité la Filosofía antigua poética d’Alonso López Pinciano, qui parut en 1596. Peut-être même remonta-t-il — avant ou après cette date — jusqu’aux théoriciens italiens dans le courant desquels se situe cet important ouvrage, Lodovico Castelvetro (1570), Alessandro Piccolomini (1575) et surtout Francesco Robortello, qui combinait Aristote et Horace dans son commentaire de 1548. Il avait aussi sous les yeux de brillantes illustrations de ces théories dans l’œuvre de Giraldi Cintio et du Tasse.

Dans le chapitre XLVII de la première partie de Don Quichotte, Cervantès tente de définir le type de roman qu’il eût aimé écrire. Certes, ses idées rendent compte non point de Don Quichotte, mais de Persiles et Sigismonde (ouvrage « gui allait donner dans une impasse). Toutefois, si l’on écarte son insistance sur les connaissances encyclopédiques qu’un ouvrage littéraire devrait répandre, il reste que le roman est pour lui — nous l’avons vu — une épopée en prose, à laquelle se mêlent des éléments dramatiques et des éléments lyriques. Les épisodes doivent exposer au lecteur un problème psychologique ou moral et même une énigme, puis proposer une solution logiquement satisfaisante. L’auteur les multiplie donc, les imbrique ou les tresse les uns dans les autres, de sorte qu’ils apparaissent, disparaissent et réapparaissent dans le cours rectiligne de la vie du héros. Un roman n’est jamais achevé ; il peut rebondir en une deuxième ou troisième suite. Le monde et la vie continuent : Sancho et ses enfants survivent à Don Quichotte.

Cette « ars poetica » du roman, technique de son architecture, commande une « ars rhetorica », technique de son écriture. Le langage nouveau est fait d’une sélection cohérente dans le lexique global de l’espagnol et dans sa syntaxe. Lexique et syntaxe doivent, en effet, rendre compte rationnellement d’un certain nombre de choses et de notions, c’est-à-dire les nommer, puis les lier afin de mettre un commencement d’ordre dans le chaos des données immédiates de nos sens. Certes, il faut renoncer au vers épique, qui imposait sa parfaite cohérence au monde le plus absurde. Mais la prose romanesque doit être harmonieuse ou, comme dirait Boèce, « musicalement nombreuse », afin d’orienter le lecteur dans le labyrinthe du « vécu ». Elle ne saurait se proposer dé dire la vérité, comme le fait l’épopée au degré sublime, l’épopée homérique, où interviennent les dieux et leurs absolus. Elle ne vise qu’à la vraisemblance, qui est à la mesure des hommes et de l’imperfection de leurs sens ou de leur entendement. Car elle se situe au degré infime ou, tout au plus, médiocre (c’est-à-dire moyen) de ce genre littéraire. Plus la fiction romanesque s’éloigne du cours normal des événements, multiplie — à la manière byzantine — les rencontres inattendues, les hasards incroyables et les prodiges, plus il convient de raccrocher l’action à des faits incontestables situés dans des lieux et des temps familiers au public. Ainsi, l’ouvrage devient un tissu inextricable d’inventions arbitraires, mais significatives ainsi que de réalités concrètes et sensibles. Le lecteur accepte volontiers ce mélange, car il sait d’expérience qu’il n’existe pas de limite précise entre l’imaginaire et le réel, entre le rêve et l’état de veille, entre les croyances qu’il a puisées dans les livres et l’action quotidienne qu’elles imprègnent et orientent.


Déroulement du récit

Le gentilhomme campagnard Alonso Quijano n’a pu s’accommoder du bouleversement politique et social qui altère les relations d’homme à homme dans son village. Il s’est réfugié dans les livres, qui ignorent les trafics honteux de la marchandise, dans ces belles histoires où les vassaux échangent comme naturellement les produits de leur labeur contre la protection du seigneur, où la terre n’appartient à personne et offre ses fruits aux âmes innocentes. L’hidalgo de la Manche se tourne vers le passé, ou du moins vers l’image idéale qu’en offrent les livres de chevalerie, les romances faussement historiques, les légendes des pairs de Charlemagne et des compagnons du roi Arthur. Il décide de rejoindre le pays merveilleux où règnent la vertu et l’honneur, bien au-delà de son mesquin village. Il aspire à la renommée que les chroniqueurs octroient aux chevaliers errants, car il confond l’histoire avec le récit de l’histoire, le monde avec le livre du monde. Il fourbit donc ses armes, se proclame Don Quichotte de la Manche, invente une dame de ses pensées, Dulcinée du Toboso, qui le maintienne toujours au-dessus de lui-même ; il enfourche son mauvais cheval, qu’il nomme Rossinante, et il part à la dérobée.

La première auberge sur son chemin lui paraît être un château. Il y est mal reçu : c’est sûrement un château enchanté. Le tenancier s’amuse et l’arme chevalier. Une occasion se présente de redresser un tort. Don Quichotte libère un jeune garçon que fouettait son maître. À peine a-t-il tourné le dos que le maître redouble de coups. Voilà bien un signe des temps et de nos malheurs. Autrefois, les gentilshommes protégeaient leurs serviteurs. Les riches paysans, qui, maintenant, font la loi, les exploitent et les battent. Puis Don Quichotte s’en prend à des négociants de Tolède, tenants eux aussi du nouveau régime, des gens qui ne croient que leurs sens et pour qui l’amour n’a qu’une valeur marchande. Leurs muletiers le rouent de coups.

Dans le village, le curé, licencié de théologie, et le barbier, plus ou moins chirurgien, l’un et l’autre représentants de la nouvelle société, s’inquiètent de la disparition du gentilhomme. Un laboureur le ramène à la maison. La bibliothèque de Don Quichotte fait alors l’objet d’un minutieux scrutin ; la plupart des ouvrages sont condamnés au feu. Les « lettrés » villageois font une exception pour Amadis de Gaule, le premier des livres de chevalerie, une autre pour La Diana de Jorge de Montemayor, le premier livre de bergerie, et quelques autres encore pour des épopées en vers et des poèmes lyriques. C’est là l’occasion pour Cervantès de porter des jugements sur la littérature qui l’a formé et de se démarquer par rapport à ses modèles. Or, il se montre bien indulgent. Si l’on croit dans les livres au point de vouloir ajuster sa conduite sur leurs paradigmes, les plus pernicieux sont non les plus mauvais, mais les plus efficaces. Don Quichotte en apporte le témoignage. Cervantès aimait trop la littérature. Il épargne la meilleure.