Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cervantès (Miguel de) (suite)

Or, jusqu’à Cervantès, le héros, en tant que personnage, obéissait à certaines lois traditionnelles qui remontaient à l’origine de la poésie épique. Les êtres de fiction d’Homère et de Virgile assumaient la double condition, céleste et humaine, de leurs géniteurs, des dieux et des bergères d’Arcadie : ils en avaient les défauts et les vices ; leurs comportements n’étaient pas indiqués comme exemples à suivre ou paradigmes. Les poètes se limitaient à chanter les destins de leurs personnages, apportant de la sorte une explication et une justification de leur stupre ou une consolation pour celui des auditeurs. Car on ne saurait se montrer plus sévère pour les hommes que pour les divinités. D’ailleurs, excès (ou vices) et manques (ou défauts) ne sont que des accidents dans le mélange des humeurs, c’est-à-dire dans leur tempérament. De là vient que la médiocrité ou la faiblesse particulières aux hommes sans vertu (au sens propre), sans force vitale commencent à se manifester dans la littérature héroïque du xvie s. Or, le genre épique connaît un nouveau tournant lorsque les poètes s’emparent de Roland et d’autres personnages légendaires de la cour de Charlemagne et de la cour du roi Arthur. Les héros à la nouvelle manière connaissent nos communes misères, bien qu’ils échappent à nos humiliations et à nos déboires. La folie (la « furia ») les élève au-dessus des contingences. Cervantès s’en souvient quand il envoie Don Quichotte faire le pitre tout seul dans la sierra Morena. Une autre étape dans l’évolution du personnage est franchie avec les romans de chevalerie en prose surgis de la souche d’Amadis. Le héros devient un parangon et un modèle presque à notre portée, et son comportement est présenté comme un paradigme à notre adresse. Il vole de victoire en victoire malgré les embûches, les jalousies et les trahisons. Les lecteurs des livres de chevalerie, sainte Thérèse, saint Ignace de Loyola, Cervantès en son jeune temps, ont cru à l’efficacité de leur exemple sur les hommes et sur le destin du monde. Or, la vertu est trop facile lorsqu’elle est portée par le succès. Combien plus honorable, « fameuse », devient-elle lorsque le héros maintient ses principes et ses fins, son réseau d’absolus, à travers les échecs et en dépit de l’hostilité d’une société sordide.

Voilà la grande trouvaille de Cervantès. La société a beau se dégrader, Don Quichotte avec Sancho n’en démordent pas : ils se réfèrent, non sans trouble, non sans vacillations, mais avec une candeur, une naïveté originelle, à l’âge d’or parmi tous les cœurs de pierre et toutes les âmes de plomb qui les entourent. Un pas de plus, Rousseau inventera le roman de l’éducation et Goethe celui de l’apprentissage : ils montreront comment garder intactes les valeurs dans un monde dégradé ; deux pas de plus, Balzac inventera le roman moderne et montrera comment une âme innocente se corrompt dans un milieu pourri.

D’autre part, Cervantès retient la leçon de l’humanisme. Les héros ne sont pas nés de la cuisse de Jupiter. Ils s’appellent alors Chascun, Jedermann, Everyman ; nous dirions aujourd’hui « il uomo qualunque ». Plus caractérisés, on les nomme Jacques Bonhomme ou Ulenspiegel et, en Espagne, Lazarillo, Pierre le Malicieux dans la comédie (Pedro de Urdemalas) ou bien Sancho comme tout le monde, ou bien Don (Maître Un tel) comme presque tout le monde (car les Espagnols se persuadent qu’ils sont de sang noble, qu’ils sont « hidalgos »). C’est le cas de Don Pablo le Fureteur (El Buscón de Quevedo) ; c’est celui de Don Quijote, nom que l’on aimerait traduire par Maître Alphonse de Cuissard et Cotte de Mailles, gentilhomme. Cervantès voulait créer deux antonomases : il y a réussi. Don Quichotte et Sancho Pança sont non seulement ses doubles, mais ceux de ses lecteurs, les nôtres.

Puis, une tradition littéraire le guide. En son temps, il était exclu qu’un écrivain se donnât à lui-même la parole. La convention voulait qu’il se dissimulât sous les traits d’un bouffon (« gracioso ») pour dire à tout un chacun (même au public, même au roi) ses quatre vérités. Car le fou est irresponsable : Dieu parle par la bouche de l’innocent, de l’idiot du village. Le fou domestique, à la Cour par exemple, joue le rôle indispensable de porte-parole du peuple : vox populi, vox dei ; il est tout à la fois l’opinion publique, la gazette parlée, le compère à la langue bien pendue, le messager secret, le confident bavard, une plaie bénéfique à dessein entretenue au sein de la communauté. Pour ridicule ou agaçant qu’il soit, on courrait un grand risque à ne pas tenir compte de ce qu’il murmure si sottement. Cervantès a un certain nombre de choses à dire qui lui tiennent à cœur. Comme Lope de Vega utilise dans ses comédies le bouffon Belardo, Cervantès parle par le truchement tant de Don Quichotte que de Sancho Pança.

Aussi bien Don Quichotte est son génie familier. Si Dieu eût fait naître Miguel de Cervantès hobereau dans un bourg de la Manche, il eût été celui-là. Ses propres aventures dans un tout autre milieu ne sont point différentes, mutatis mutandis, de celles du chevalier de la Triste Figure : il s’est attaqué aux mêmes moulins à vent, qui ont eu le dessus ; il a délivré les mêmes bagnards qui se sont moqués de lui. Seulement, comme par un effet héraldique d’abîme, Don Quichotte lui-même a un génie familier et qui se nomme Sancho, celui qu’il eût été si Dieu avait mis ses humeurs sous la peau d’un manant. Nul ne peut se débarrasser de son double. Aussi bien saurait-on concevoir une médaille avec un avers et sans revers, une monnaie avec pile et sans face ?

Enfin, un trait capital unit indissolublement Cervantès et Don Quichotte, Cervantès et Sancho. Dans son être le plus profond et même originel, Sancho est le produit de la sagesse populaire, des proverbes et des dictons, des légendes et des romances traditionnels. Cervantès aussi : il a été nourri à la mamelle et sur les bancs de l’école de cette science, ou sagesse, commune et sans âge, qui faisait l’admiration des humanistes et l’objet de leurs compilations. De même, Don Quichotte doit son être le plus profond et même originel aux livres de chevalerie, qui ont modelé son esprit et sa langue. Cervantès aussi, avec cette différence que sa folie résulte de la convergence d’autres lectures, celle des Anciens avec celle des Modernes, celle de l’Odyssée avec celle d’Amadis. Tous deux, créateur et créature, ont laissé déborder sur leurs jours les rêveries des longues veillées passées avec des preux et des héros ainsi que les hantises de leurs nuits les plus émues. L’un et l’autre sont les fils de leurs lectures et de leurs expériences. Les lectures sont en partie communes, et les expériences sont analogues. Qui plus est, Cervantès, en 1614, part en guerre contre Avellaneda, l’auteur de la suite apocryphe, parce qu’il avait « dénaturé » son héros. Pour lui, défendre Don Quichotte ou se défendre, c’est du pareil au même. Rien ne les sépare.