Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cervantès (Miguel de) (suite)

Or, un pauvre laboureur, Sancho Pança, sans doute « vieux jeu » et « ancien régime », se laisse tenter par la Fortune et par l’hidalgo. Plutôt que de trimer sur la glèbe, il deviendra écuyer. On en a vu d’autres qui, par cette voie, accédèrent à quelque marquisat ou vice-royauté : ainsi le conquistador Pizarro, qui fut porcher en son enfance. Don Quichotte et Rossinante prennent la route de nouveau, mais, cette fois, Sancho et son âne les accompagnent.

L’hidalgo voit des géants. L’écuyer l’avise : ce sont des moulins à vent. Qui a raison ? Ces grandes machines à moudre, d’origine hollandaise et tout récemment implantées en Castille, représentaient le dernier progrès de la technique ; elles avaient bouleversé l’exploitation des terres, elles avaient ruiné les gentilshommes campagnards et vidé les villages et les bourgs de leurs paysans, devenus inutiles. Nos deux héros y voient justement des ennemis. L’un ne s’incline pas et les défie. L’autre sait qu’il n’y a rien à faire contre eux, contre la nouvelle société. Don Quichotte, happé par les ailes, roule à terre, moulu autant que l’eût été un sac de blé.

Puis le héros aperçoit en chemin des bénédictins auprès d’un carrosse. Il imagine que ce sont des enchanteurs qui enlèvent une haute princesse. Il les assaille. Est-ce bévue du personnage ? Est-ce malice de l’auteur ? Le lecteur, lui aussi, a droit à son interprétation : mutatis mutandis, il peut l’entendre comme une satire des ordres réguliers qui séquestrent l’Église et la revanche que Cervantès eût aimé prendre sur ce clergé qui ruine le royaume.

L’auteur feint alors d’ignorer la fin de l’histoire de Don Quichotte, mais il la retrouve par hasard dans un manuscrit rédigé par un chroniqueur arabe, Cide Hamete Benengeli. Il achète l’ouvrage à prix d’or et se le fait traduire par un « morisque », un Maure espagnol converti par force au christianisme. Est-il besoin de dire que, dans son livre, le musulman se réjouissait des défaites du chevalier de la Manche ? Pour Cervantès, du moins, l’islām naguère tremblait devant la chevalerie. Or, maintenant, des moines poltrons et des Biscayens vaniteux, il n’a plus rien à craindre. Tel est le sens de cette simple anecdote : à bon entendeur, salut !

La faim tenaille les deux compagnons. C’est une glorieuse épreuve pour l’un, une misère avec des tiraillements d’estomac pour l’autre. Don Quichotte évoque alors l’âge d’or et son idéale communauté des biens. Il oppose la vie simple et rustique à la vie semée d’embûches de notre monde dégradé, le village de naguère à la Cour, à la ville de maintenant, surgie précisément en ce xvie s.

Un berger lui raconte à sa manière comique la noble histoire de Chrysostome, un étudiant astrologue qui désespéra et se tua pour l’amour d’une bergère, Marcelle. C’est que, aux yeux de Cervantès, la science et les récits pastoraux troublent les esprits autant que la sagesse idéale et les livres de chevalerie. L’Amour ferait le bonheur sur cette terre s’il était partagé par tous ses habitants. Hélas ! Marcelle n’aime pas Chrysostome, et sa cruauté est l’effet même de la liberté de son cœur. La condamnerons-nous ?

Don Quichotte est roué de coups par des muletiers, une vile engeance liée au récent trafic de la marchandise. L’Espagne s’était couverte, surtout à partir de 1520, d’un réseau de routes tout au long desquelles des auberges offraient leur inconfort et leurs occasions de débauche aux négociants et à leurs valets, profiteurs du nouveau régime. La Justice et ses prévôts ne viennent pas à bout de tous ces « malfaiteurs » plus ou moins en règle avec la loi. Ainsi, Sancho est berné dans une couverture de lit, tandis que Don Quichotte perd son souffle à maudire les « malicieux », les diaboliques représentants du nouvel ordre social.

Deux grands nuages de poussière s’élèvent au loin. Ce sont deux troupeaux de mérinos. Don Quichotte y voit des armées qui vont s’affronter, l’une commandée par l’empereur Ali-fanfaron, l’autre par le roi Pentapolin. Le lecteur de 1605 aura reconnu aussitôt les deux clans rivaux de la Mesta, cette corporation de grands féodaux éleveurs de moutons qui monopolisaient le commerce de la laine. Don Quichotte prend parti. Cervantès lui donne tort, car les uns comme les autres ont ruiné l’agriculture espagnole, en exigeant le libre passage des troupeaux transhumants. Ils ont chassé et chassent encore les hidalgos de leurs maisons fortes et les paysans des villages. Or Philippe II, bien conseillé, avait pris des mesures contre cette très puissante et très noble corporation dans son ensemble. Là encore, Cervantès trouve le moyen de suggérer sa prise de position politique.

L’hidalgo s’en prend à une douzaine de prêtres qui accompagnent un mort jusqu’à sa sépulture. C’est une erreur ; il le confesse ; mais, dit-il, il est si facile de confondre les gens et les choses d’Église avec des fantômes et des épouvantails. Voilà encore un sous-entendu qui en dit long sur les opinions de l’auteur.

Sancho entre de plus en plus dans le jeu de son maître, mais il garde prudemment ses distances. Il le nomme chevalier de la Triste Figure. N’est-ce pas l’attitude de Cervantès lui-même, qui sait à quoi s’en tenir sur l’efficacité des combats d’arrière-garde contre le nouveau régime ?

Un fracas épouvantable et continu alarme le couple d’amis. Le courage el la couardise se disputent leur cœur. C’était le bruit d’un moulin à foulon, une nouvelle invention, qui peut-être allait chasser des villages les métiers à tisser avec les tisserands. Réflexion faite, le risque est moins grand que le bruit. Il n’y aura pas concurrence. Le défenseur des pauvres se détourne du faux péril. De toute façon, les Don Quichotte d’hier et d’aujourd’hui n’arrêteront pas ce qu’il est convenu de nommer le progrès. En vain se couvriront-ils la tête de quelque heaume rutilant de Mambrin, plat à barbe d’un barbier ambulant.

Le chevalier errant délivre un groupe de forçats que la Justice envoyait au bagne. Or les malandrins ne reconnaissent pas non plus les lois de la chevalerie. Ils vivent en parasites de la société telle qu’elle est : ils ne veulent pas la détruire. Profiter de la générosité de Don Quichotte est une chose, se soumettre à ses manies est autre chose.