Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Bruno (Giordano) (suite)

L’œuvre de Bruno, par sa diversité, par l’audace aussi de son intuition fondamentale, est à l’image de sa vie. Cette intuition fondamentale découle de la Révolution des orbes célestes, livre de Copernic* dont il s’est attaché à développer les conséquences métaphysiques, ce qui le conduira (inaugurant la cosmologie moderne) à l’affirmation de l’infinité de l’espace, à la négation du caractère central non seulement de la Terre, mais de quelque planète ou étoile que ce soit, à la croyance dans l’existence d’autres mondes, innombrables et tous (comme le nôtre) en mouvement. L’univers est donc, bien que créé, infini, mais Bruno s’efforce de montrer que l’infinité extensive de la création (le monde) n’est pas une atteinte à celle, intensive, du Créateur (Dieu). « Qu’est-ce qui s’oppose, demande-t-il, à ce que l’infini, impliqué dans l’absolument simple et indivisible premier principe, n’en vienne pas à être explicité dans ce simulacre infini et interminé, apte à contenir des mondes innombrables, plutôt que de s’expliciter dans des limites aussi étroites que celles d’un monde ? »

Parallèlement, il élabore une critique de la connaissance sensible opposée à la connaissance scientifique et philosophique, critique qu’il faut également rattacher à la naissance de l’astronomie comme science d’observation qui ne se contente plus de percevoir les phénomènes, mais recourt à des instruments et à des mesures (ainsi, de ce que l’on ne se sent pas bouger l’on ne peut conclure que la terre est immobile). D’autre part, le caractère infini du monde ne peut être l’objet d’une perception, ni même d’une observation, mais doit nécessairement être conçu.

C’est dans l’œuvre de Bruno que la nouvelle cosmologie s’est chargée de conséquences ontologiques dans lesquelles l’Église, qui n’y avait pas encore pris garde, a vu une menace. Aussi A. Koyré est-il fondé à lui attribuer la responsabilité (posthume) de la condamnation de la doctrine de Copernic par l’Église en 1616. Mais ces vues, qui font de Bruno un précurseur de Galilée, s’accompagnent en même temps de conceptions beaucoup plus éloignées de la naissante science moderne : il ne voit pas en particulier le rôle capital que les mathématiques sont appelées à y jouer, et sa cosmologie reste d’inspiration magique et vitaliste, comme celle du Moyen Âge (les planètes sont encore pour lui des êtres animés qui se meuvent au gré de leurs désirs, etc.).

D. H.

 V. Salvestrini, Bibliografia delle opere di Giordano Bruno (Pise, 1926 ; 2e éd., revue par L. Firpo, Florence, 1958). / A. Koyré, From the Closed World to the Infinite Univers (Baltimore, 1957 ; trad. fr. Du monde clos à l’univers infini, P. U. F., 1962). / A. Guzzo, Giordano Bruno (Turin, 1960). / P. H. Michel, la Cosmologie de Giordano Bruno (Hermann, 1962). / F. A. Yates, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition (Londres, 1964). / E. Namer, Giordano Bruno (Seghers, 1966). / H. Védrine, la Conception de la nature chez Giordano Bruno (Vrin, 1968). / M. West, l’Hérétique (Perrin, 1970).

brut (art)

Appellation proposée vers 1945 par le peintre Jean Dubuffet* pour désigner, en opposition avec ce qu’il nomme l’« art culturel », les œuvres « ayant pour auteurs des personnes étrangères aux milieux intellectuels, le plus souvent indemnes de toute éducation artistique et chez qui l’invention s’exerce, de ce fait, sans qu’aucune incidence en vienne altérer la spontanéité ».



La Compagnie de l’art brut

Le Foyer de l’art brut s’ouvre en 1947 dans le sous-sol de la galerie René Drouin, place Vendôme à Paris. Il se transporte en 1948 dans un pavillon des éditions Gallimard et devient Compagnie de l’art brut, réunissant, outre Dubuffet, André Breton, Jean Paulhan, Michel Tapié... Une importante exposition-manifeste a lieu en 1949 à la galerie René Drouin. En 1951, les collections sont installées à East Hampton (États-Unis) : elles y resteront dix ans avant de regagner Paris. La capitale ayant paru peu accueillante, Dubuffet, en 1971, a fait don à la ville de Lausanne de cet ensemble qui comprend plus de 5 000 œuvres de 200 auteurs différents, ainsi que d’importantes archives. De 1964 à 1966 ont été publiés huit fascicules réunissant des études sur les cas les plus intéressants ou les mieux documentés. À côté de rapports plus ou moins développés émanant de psychiatres, on y trouve des textes de Jean Dubuffet. En 1967, une grande exposition, au musée des Arts décoratifs, permit à un large public, grâce à 680 œuvres de 75 auteurs, d’avoir la révélation d’un monde artistique ignoré.


Une ombrageuse passion

Il n’est pas possible de dissocier l’art brut de la personne de Dubuffet. Et, réciproquement, celui-ci n’a fait œuvre inventive qu’à partir du moment où il découvrit l’existence de créations « brutes », dont l’exemple lui permit de s’affranchir de vingt-cinq années de tâtonnements dans l’« art culturel » : il a mené de pair, depuis 1943 environ, l’exploration de l’art brut et la découverte de sa propre originalité. Et, quand il vitupère l’« art culturel », on peut penser que c’est en premier lieu à ce qui lui reste de racines « culturelles » qu’il en a — racines qui l’empêchent de retrouver l’innocence des artistes qu’il loue. La distance où il est de l’art brut, il n’a de cesse de la réduire, par l’intelligence et par le cœur. Mais il ne peut faire que ce qui fut pour tel ou tel question de vie ou de mort ne lui devienne, à lui, objet de délectation, objet culturel par conséquent ; et que, lorsqu’il crée, les circonstances de sa création ne soient infiniment moins impérieuses que pour Aloïse, Lesage, Wölfli ou même Chaissac. Là est son drame tout entier.


Contre l’art « psychopathologique »

Des œuvres d’art recensées par Dubuffet, « plus ou moins la moitié » a pour auteurs « ceux que la police et le psychiatre ont dénoncés pour insociables et déchus de la citoyenneté ». C’est dire que ces œuvres avaient déjà attiré l’attention des psychiatres, lesquels s’étaient empressés de constituer des collections et de réunir des congrès voués à l’art dit, par eux, « psychopathologique ». Mais, longtemps, ils se penchèrent sur lui dans la seule intention d’y déceler des symptômes en relation avec telle ou telle affection mentale. Certains, décelant dans l’art moderne des affinités stylistiques avec les productions de leurs patients, en avaient même tiré argument pour dénoncer l’art moderne comme phénomène psychopathologique. Dubuffet renverse cette argumentation, par exemple en affirmant « qu’il n’y a pas plus d’art des fous que d’art des dyspeptiques ou des malades du genou ». Boutade qui vise la notion même d’art « psychopathologique » conçu comme un univers radicalement séparé de l’art « normal ». Il faut entendre que la création authentique, dès l’instant qu’elle s’exerce, est refus de la « normalité », que celui chez qui elle se produit soit ou non pensionnaire d’un asile. Elle est l’expression irrépressible d’une individualité échappée aux contraintes tant sociales qu’esthétiques (les mêmes aux yeux de Dubuffet, qui écrit : « je ne peux me figurer le ministère de la Culture autrement que comme la police de la culture »). À ce titre, l’art brut serait la mise en lumière du rôle foncièrement subversif de la création artistique. À la différence des artistes professionnels, engagés dans l’engrenage social par les lois du marché de l’art — et la portée subversive de leurs productions de ce fait canalisée et amoindrie —, aliénés ou simples d’esprit conservent toute leur intégrité morale : ils créent pour leur besoin, ou leur plaisir, sans concession d’aucune sorte. Leur activité constitue donc, comme l’écrivait André Breton, « un réservoir de santé morale ».