Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Bourguiba (Ḥabīb ibn ‘Alī) (suite)

Bourguiba et les négociations de 1955-56

Bourguiba participe dans les coulisses aux négociations que le cabinet de Mendès France engage à la fin de 1954 avec le Néo-Destour pour mettre fin à une insurrection armée très populaire en Tunisie et dont l’extension risque de placer la France devant une nouvelle affaire d’Indochine. Ces négociations continuent après la chute du cabinet Mendès France. L’entrevue du 21 avril 1955 entre Bourguiba et Edgar Faure, alors président du Conseil, aboutit le lendemain à un protocole d’accord qui consacre l’autonomie interne graduelle de la Tunisie. Le 1er juin suivant, Bourguiba rentre triomphalement en Tunisie.

Très vite, le chef du Néo-Destour entre en conflit avec le secrétaire général du parti Salah Ben Youssef, qui considère le protocole d’accord comme une consécration du régime colonialiste et une atteinte à la cause de l’arabisme et de l’indépendance intégrale non seulement de la Tunisie, mais du Maghreb entier. Le parti destourien se divise en deux fractions. Mais, grâce à l’appui de l’U. G. T. T. (Union générale des travailleurs tunisiens), Bourguiba parvient à l’emporter sur Ben Youssef.

Le 20 mars 1956, un nouveau protocole franco-tunisien reconnaît l’indépendance de la Tunisie.

Bourguiba forme alors, après l’élection d’une Assemblée constituante essentiellement destourienne, le premier gouvernement de la Tunisie indépendante. Il va mettre en pratique des idées qui lui sont chères : abolition de la monarchie, institution d’un régime républicain, proclamation d’une Constitution, laïcisation de l’enseignement et du statut personnel, affirmation de l’originalité et de la personnalité de la nation tunisienne, y compris vis-à-vis des « pays frères » du monde arabe.


La République tunisienne

Le 25 juillet 1957, le chef du Néo-Destour supprime sans coup férir la monarchie ḥusaynide, qui ne jouit d’aucun appui populaire, et fait proclamer la république. Le 1er juin 1959, une Constitution de type présidentiel est promulguée. Élu président pour cinq ans (8 nov. 1959), Bourguiba est réélu en 1964 et en 1969. Il devient président à vie en 1974.

Le régime tunisien est, comme le dit le sociologue américain Clément Moore, une « monarchie présidentielle ». Se posant comme le fondateur de la nation tunisienne, Bourguiba, qui considère que la Tunisie n’est pas mûre pour un régime démocratique, lutte énergiquement contre toute forme d’opposition. En 1963, le parti communiste est interdit. En 1967, un étudiant, Ben Jennet, est condamné par un tribunal militaire à vingt ans de travaux forcés pour avoir participé, au cours de la guerre israélo-arabe, à une manifestation dirigée contre les ambassades de Grande-Bretagne et des États-Unis. En 1968, des membres du Groupe d’études et d’action socialistes, du parti communiste et du Baath sont accusés de complot contre la sûreté de l’État.


La politique de laïcisation

Féru de modernisme, Bourguiba s’attaque, une fois au pouvoir, aux courants traditionnels, qui reposent sur l’islam. Il compte sur l’enseignement, auquel il accorde un intérêt tout particulier pour transformer les « structures mentales » de la population. Il réserve jusqu’au quart du budget à l’Éducation nationale et supprime l’enseignement traditionnel, représenté par l’université de la Zaytūna (Tunis), qui constitue un foyer des idées conservatrices.

Cette dernière mesure s’inscrit dans un ensemble plus vaste : la politique laïcisante, qui s’inspire des traditions anticléricales de la IIIe République, mais aussi de Mustafa Kemal.

Dès 1956, les aḥbās, biens de mainmorte, inaliénables et sacrés, sont supprimés. La même année, les juridictions musulmanes sont abolies, et leurs attributions sont dévolues aux tribunaux séculiers. Au mois d’août 1956, Bourguiba fait promulguer un code du statut personnel qui modifie profondément certaines dispositions de la loi religieuse. Au début de 1960, le président de la République s’engage dans une campagne contre le jeûne annuel du ramadān, appelant la population à rompre avec une pratique incompatible avec le développement économique du pays.


La politique économique

Dans ce domaine, Bourguiba n’est pas guidé par des principes rigides : il modifie sa politique économique selon les circonstances.

En 1956, croyant aux vertus du libéralisme économique pour promouvoir le développement du pays, il ne voit pas de solutions en dehors du « laisser faire, laisser passer ». En 1961, l’expérience libérale ayant avorté, il opte pour une politique interventionniste. Le gouvernement élabore alors un plan décennal. Cette politique, baptisée socialiste, ne touche pas en principe à la propriété privée, mais vise la modernisation de l’économie, l’augmentation du revenu national et la création d’emplois pour faire face à un taux élevé de croissance démographique. Elle se traduit par la création de coopératives qui touche essentiellement le secteur agricole traditionnel. Il s’agit surtout de grouper les propriétaires dans de grands domaines pour les amener à exploiter ensemble, selon des méthodes modernes et avec l’aide technique de l’État, leurs propriétés. Cependant, la bourgeoisie tunisienne manifeste beaucoup de réticence à l’égard de la nouvelle politique économique, et, en 1970, le gouvernement constate l’échec du système coopératif, auquel il renonce.


La politique étrangère

La politique étrangère du président Bourguiba s’explique par sa formation de type occidental, par sa volonté d’affirmer l’originalité et la personnalité de la Tunisie à l’intérieur du monde arabe ainsi que par les liens économiques du pays avec les puissances occidentales et notamment avec les États-Unis.

Fidèle à sa politique de collaboration, Bourguiba essaie, dès l’indépendance, de préserver les relations de la Tunisie avec l’ancienne métropole. Mais la guerre d’Algérie n’est pas pour lui faciliter la tâche. En octobre 1956, à la suite de la capture de Ben Bella et de ses compagnons alors en route pour Tunis, Bourguiba rompt les relations diplomatiques avec la France, pour les reprendre trois mois plus tard. Le 8 février 1958, le bombardement, par l’armée française, de Sakiet Sidi Youssef, un petit village tout près de l’Algérie, envenime davantage les rapports franco-tunisiens. Bourguiba exige l’évacuation des troupes françaises en Tunisie et obtient satisfaction le 17 juin 1958, moins d’un mois après l’avènement du général de Gaulle, avec cette réserve que Bizerte doit encore rester une base française. Le climat semble à la détente, et Bourguiba est même invité en France, où il s’entretient avec le général de Gaulle le 27 février 1961. Cependant, trois mois plus tard, le chef de l’État tunisien soulève la question de l’évacuation de la base de Bizerte. De graves incidents éclatent : les forces armées françaises interviennent (20-22 juill. 1961) et de laborieuses négociations aboutissent à un accord pour l’évacuation de la ville par les troupes françaises. La base de Bizerte est définitivement remise à la Tunisie le 15 octobre 1963, mais les rapports franco-tunisiens sont envenimés. En 1964, la nationalisation des terres de la colonisation les détériore davantage : il faudra attendre deux ans pour que les relations redeviennent cordiales entre les deux pays.