Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Beckett (Samuel) (suite)

Il y aurait beaucoup à dire sur cette structure par deux dans l’œuvre de Beckett. Elle ne fait pas que régir le penchant scissipare des personnages, mais répétition, va-et-vient, bercement sont essentiels aux rythmes beckettiens : Watt accomplit deux cycles dans sa servitude chez M. Knott, Molloy est un récit divisé en deux parties symétriques. Au théâtre, le rythme de deux « journées » structure En attendant Godot, la parlerie de Oh les beaux jours traverse l’épreuve de deux « journées » aussi. Comédie est à l’extrême, puisque la seconde version reprend intégralement la première. Besoin étrange d’un redoublement généralisé. Est-ce l’autre qu’on cherche, une présence enfin qui fonderait la parole ?

Car le jumelage est précaire, fluide. Quand le personnage peut se dédoubler, il y a danger qu’il se multiplie. Vertige. Les « journées » de Vladimir et d’Estragon sont peut-être cent ou mille. Les larves accolées prolifèrent à l’infini : « Et à l’instant où par le 777 776 griffé à l’aisselle il chante obtient du 777 778 en usant du même procédé qu’il en fasse autant. » (Comment c’est.) Impasse, dissolution, vide. Trouver le frère qui écoute, qui réponde, est problématique. Dans les dernières œuvres théâtrales, le couple fonctionne mal. Krapp dialogue avec un magnétophone, Winnie soliloque, son reste de mari croupissant dans un coin. L’ouvreur de Cascando ouvre et ferme sa mécanique, les enjarrés de Comédie halètent de concert mais ne communiquent plus. Joe et le personnage de Film sont muets et talonnés par la voix ou l’image, également intolérables, image qui montre, voix qui dit ce qu’on ne veut, ce qu’on ne peut voir ni entendre, ce secret que l’on rejette. Tension dramatique de la voix ou du regard, autrement néant. Beckett n’a plus écrit dans cette direction. Cri d’angoisse du personnage masculin de Comédie quand la lumière s’éteint : « Suis-je seulement... vu ? »

Ainsi, on ne parle pas seul. On parle à quelqu’un, car parler exige réponse, si maigre soit-elle. Depuis toujours au bord de la solitude, la pauvre bête en cage vit dans les transes. Mais si l’interlocuteur vient à manquer ? Alors, le parlant sera, comme le dit Hamm dans Fin de partie, « comme l’enfant solitaire qui se met en plusieurs, deux, trois, pour être ensemble, et parler ensemble, dans la nuit ». Monologuer sera souvent se raconter une histoire, toujours parler avec soi, jeter le voile du bavardage sur le silence menaçant.


Tromper le temps et la douleur

Mais le temps est long, immense est souvent la peine de se proférer, de s’écouter. Quand l’autre m’abandonne, quand je ne me suffis plus, où investir ? Calmer cette affectivité chercheuse et en détresse affaire la créature qui se munit d’objets protecteurs et compensatoires : « Une grosse pierre, qui ne l’abandonnerait pas, ce serait mieux que rien, en attendant les vrais cœurs. » (L’Innommable.) Chaque objet absorbe un peu de cette tendresse dont on ne sait que faire. Prenons quelques trouvailles : Molloy a ses pierres à sucer, Winnie a son sac, plein de bricoles à affronter le temps, prétextes à dialogues. Hamm garde son chien en peluche, si Clov décide de partir : « Laisse-le comme ça, en train de m’implorer. » (Fin de partie.) Ce sont vos possessions, on joue avec, on en est le maître avant Dieu. Tous ces objets pourtant restent cois, ce n’est pas rien que de les animer. D’autres, par contre, sont privilégiés, plus « vivants » : leurs voyages, Mercier, Camier et Molloy les entreprennent sur une bicyclette, engin libre, fraternel. Chaplinesque souvent, le chapeau maintient la tête en place et les pensées au chaud. Quand d’aventure on l’égare, en tombant par exemple, il est urgent de le récupérer. Sauf si l’on s’appelle Lucky, et que, incarnant la dérision de la pensée, le chapeau, couronne lamentable, demande à être piétiné.

Inventifs, les personnages fourbissent aussi d’autres défenses : les calculs, qui rendent un compte si absurde du monde, mais usent si bien le temps (« J’ai toujours aimé l’arithmétique elle me l’a bien rendu » [Comment c’est]), les « classiques », et Beckett de puiser dans ses multiples réminiscences pour rattraper mot, image, musique : la Bible, Virgile, Goethe, Hölderlin, Hugo, Rimbaud, etc. Le lecteur compatit, visé par ces pantins tâtonnants, qui tâchent de combler leur détresse affective, la peur du vide, le vertige, par quelques hochets apaisants. Supportant une solitude immense, sans père ni mère ni frère ni enfant, et « l’esprit grouillant de cobras ».

Si littérature et cinéma actuels se font l’écho du trouble qu’un homme éprouve, cerné par les choses qui prolifèrent, pour Beckett, il n’en est rien. Dans ses textes et son théâtre, un certain nombre d’objets apprivoisés, dont le rapport à la créature est intime. Choix analogue, s’agissant des animaux, dont les silhouettes jalonnent l’œuvre, entre peur et tendresse. Les doux : moutons au creux des herbages, chiens de tout poil, abeilles dansantes, oiseaux. Les dangereux : rats ou hermines. Les fascinants, comme le cheval, aux fesses obsédantes, ou que le personnage D’un ouvrage abandonné voit traverser au loin l’allée forestière, blanc, dans une gloire. Mais l’animal regarde, même s’il est silencieux, et son regard a une manière d’être fixe et béant qui finira par affoler la créature, terrorisée par les approches, l’attouchement, l’effraction toujours possible. Le personnage de Film s’efforce de repousser toutes ces menaces, et même l’innocent poisson rouge disparaît sous un rideau opaque.

Pourtant, dans cette difficulté d’être vécue à chaque instant, dans cette longue sécrétion torturante d’existence, il y a quelques trêves. La monade interrompt de temps à autre son cheminement pour échanger avec un ciel, un paysage, la mer une sorte de longue caresse. S’il est une géographie beckettienne, elle est évidemment irlandaise. Souvenirs, nostalgie irrémédiable et pudique. Citons seulement cette bouffée qui monte dans Watt : « Et les longs jours d’été et le foin fauché de frais et le ramier le matin et le coucou l’après-midi et le râle des blés le soir et les guêpes dans la confiture et l’odeur des ajoncs et les pommes qui tombent et les enfants qui marchent dans les feuilles mortes... » Bercer toutes les tristesses. Beckett le dit avec délicatesse : « Une petite perle de soulas désolé. » (Comment c’est.)