Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Beckett (Samuel) (suite)

Le voyage

Les premiers récits publiés, More Pricks than Kicks, ont pour héros un être de refus, Belacqua Shuah, qui emprunte son nom et son besoin originel de supination à Dante. Pour Murphy, seconde épiphanie, les choses se précisent : « Murphy ne cherchait que ce qu’il n’avait cessé de chercher depuis que des doigts d’étrangleur licencié lui avaient arraché le premier souffle, à savoir des traces de lui-même. » À son corps défendant, éreinté, il joue les monades errantes, jusqu’au jour où son employeur, un « établissement bourgeois pour aliénés », lui offre une mansarde blanche, réplique de celle de Leibniz à Hanovre, où il oscillera au chaud, dans sa berceuse, et oubliera de « vivre ». Piètre voyageur également que Watt. Nous l’avisons prenant le train, et le laissons demandant humblement sous les sarcasmes « un billet pour le bout de la ligne ». Entre-temps, un havre, la maison de M. Knott, où spéculer dans l’ataraxie. Watt est déjà très détérioré, il n’a pas d’âge, sa démarche défie les lois de l’équilibre, les petits bobos le rongent. Comme ceux de Murphy, les personnages satellites sont avariés, crasseux, purulents, tarés. Mercier et Camier, l’Expulsé, la Fin, autant d’errances douloureuses vers un refuge enfin clos, enfin habitable. Le personnage de l’Expulsé allait le trouver au fond d’un fiacre quand le regard du cheval le chasse, et le récitant de la Fin se cale au fond d’une barque à la dérive pour avaler son dernier « calmant ». Métaphore d’un voyage, mais qui cesse bientôt de se dérouler, pour s’enrouler vers un point central problématique. Molloy le dit nettement : « Puis je repris mes spirales. » Moran se placera plus tard sur orbite et entreprendra sa gravitation vers le Molloy-point central de lui-même : « Car où Molloy ne pouvait être, Moran non plus d’ailleurs, Moran pouvait se courber sur Molloy. » Voyages épuisants, où la fiction ruine cruellement le voyageur. Ce Moran fringant aura sans tarder recours à une bicyclette, car son genou s’ankylose ; croulant progressivement, il reviendra à son point de départ en lambeaux, « en poussant de temps en temps un rugissement de détresse et de triomphe ».

Cependant, élément essentiel : le récit (comme déjà en 1946 dans le Calmant) émane d’un point fixe ; quelqu’un de terriblement vieux relate l’errance au passé, à partir du refuge, dont on parle au présent. Molloy prélude comme suit : « Je suis dans la chambre de ma mère. » La créature suivante, c’est Malone, encore plus vieux, grabataire, dans cette chambre qui est une île. Pour Murphy, l’instant de la béatitude fut celui de la mort dans le giron de sa mansarde, solution facile. Malone « meurt » à son tour, mais sa « mort », c’est sa vie en termes de mort, mort en termes de naissance, mot après mot : « Oui, voilà, je suis un vieux fœtus à présent, chenu et impotent, ma mère n’en peut plus, je l’ai pourrie, elle est morte, elle va accoucher par voie de gangrène, papa aussi peut-être est de la fête, je déboucherai vagissant en plein ossuaire, d’ailleurs je ne vagirai point, pas la peine. » À partir de là, les récitants sont immobiles. Avec l’Innommable, Beckett inaugure un nouvel accessoire : la jarre, d’où le personnage-tronc engage la bataille des mots : « C’est moi alors que je vomirai enfin, dans des rots retentissants et inodores de famélique, s’achevant dans le coma, un long coma délicieux. » Successeurs dans le temps de Molloy et de Malone, Vladimir et Estragon, dans l’espace-temps interminable d’En attendant Godot, tournent en rond leurs deux journées, sur scène, autour de ce point fixe où Godot a dit d’attendre, mais Estragon pleure dès le lever du rideau sur ses pieds meurtris. À sa seconde révolution, Pozzo n’y voit plus. Comme lui, Hamm (Fin de partie) est aveugle, cloué sur sa chaise par la paralysie, tandis que ses père et mère pourrissent, frères de l’Innommable, dans leurs célèbres poubelles. Si la Winnie d’Oh les beaux jours parcourt victorieusement ses deux journées, c’est grâce aux mots, car enfouie au centre d’un mamelon aride, elle disparaît d’abord jusqu’à la taille, puis jusqu’au cou. Les trois créatures de Comédie sont enjarrées. Un coup d’œil sur les derniers textes permet d’apprécier l’aboutissement : deux silhouettes au centre d’une rotonde blanche dans la blancheur pour Imagination morte imaginez ; « lumière chaleurs murs blancs rayonnants un mètre sur deux », voilà pour Bing. Quant au texte suivant, Sans : « Éteint ouvert quatre pans à la renverse vrai refuge sans issue », ce qui évidemment indique la conquête enfin réussie d’un espace-refuge sans angoisse. Cet espace où habiter, petit et hiératique, debout, c’est la « tête ». Depuis Murphy et sa « grande sphère creuse, fermée hermétiquement à l’univers extérieur », où il tâchait de « sortir », à travers la mythologie des odyssées, des spirales, des mutilations, Beckett achève une aventure dans la contemplation de cet espace neutre, dominés vertiges et souvenirs. Par-delà l’existence, est-ce affronter le rien ? Les dernières bribes, les derniers lambeaux du discours, vestiges de la quête, finissent de s’y raréfier.


« Les mots ont été mes seules amours »

« Les mots vous font voir du pays avec eux d’étranges voyages. » (Comment c’est.)

De ses études érudites au Trinity College, de la fréquentation de Joyce, Beckett avait gardé un goût de la formulation subtile, voire quintessenciée, et parodique. Cette aristocratie intellectuelle est lisible dans More Pricks than Kicks, non traduit, dans les Poèmes et dans Murphy. Ecoutons philosopher les pantins : « J’ai grand-peur, dit Wylie, que le syndrome Vie soit trop diffus pour être pallié. Pour chaque symptôme qu’on allège, il y en a un autre qui s’aggrave. La fille de la sangsue est un système clos. Son quantum de manquum ne peut pas varier. »

Mais quand Watt s’élabore, Beckett n’en est plus là. Watt, le questionneur, expérimente la prise du langage sur le réel. Et s’aperçoit qu’elle est nulle, avec angoisse. Le passage des Gall, père et fils accordeurs de piano, dans le lieu où il demeure, est pure fable, extraite d’une « suite inintelligible de changements », et le pot qu’il y considère résiste à la formulation « pot ». C’est là une étape capitale dans l’itinéraire de Beckett. Si les mots ne peuvent expliquer le monde, celui-ci glisse, en perte d’équilibre. Watt dispose d’un langage désamorcé, avec lequel jouer : « Tav te tonk, toc à toc. Ruoi tuot, skon trap. » Humour, et constat d’échec. Une logique de pure forme remodèle l’expression et les séries patinent sans aucune chance d’accrocher une miette de réalité. Le langage est caduc. On ne peut plus penser le monde avec.