Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Beckett (Samuel)

Écrivain irlandais (Foxrock, près de Dublin, 1906).


Œuvre rare que celle de Beckett. Poursuivie en deux langues, l’anglais et le français. Menée sur au moins deux registres, le théâtre et la fiction romanesque. Œuvre éclatante et neuve dans toutes ses dimensions, au point d’imposer à la sensibilité d’aujourd’hui sa mythologie du dénuement, et d’autre part d’imprimer sa marque formelle aux genres qu’elle touche. Elle est remarquable encore par la tension qu’elle maintient entre la tragédie, où la personne est étreinte, et la constante délicatesse de l’humour, qui lui fait voir de haut cette étreinte et la fait s’accorder, en souriant, au manque absolu d’espoir.

Au fil de plus de trente années, il s’y manifeste une étrange théorie d’êtres, galerie de « crevés », dérisoire épopée. C’est le microcosme de créatures on ne peut dire s’épanouissant, mais d’œuvre en œuvre tournant au pire.


Du personnage à la voix

« Entendre ces bruits-là tromper ma soif de labiales à partir de là des mots. » (Comment c’est.)

Ces drôles de héros portent des noms curieux, qu’un gosier français écorche, qu’une oreille française entend mal, frustrés que nous sommes de leur douce musique irlandaise. Nommons-les pourtant, pas tous, ils sont trop : Murphy, Molloy et Moran son double moins usé, Malone et Macmann, Mahood, Pim, « Bem Pem une syllabe un m à la fin le reste égal ». (Comment c’est.) Quelques allusions éparses disent le plaisir oral, l’assouvissement provisoire dispensés par ces mots. Ce « M », c’est Moi, c’est murmure, c’est aussi satisfaction maternelle : « Et en même temps je satisfaisais un besoin profond et sans doute inavoué, celui d’avoir une ma, c’est-à-dire une maman, et de l’annoncer, à haute voix. » (Molloy.) Renversons le « M », on obtient un « W », consonne également caressante : Watt, Worm, Winnie, Willie. Les héros du théâtre arborent des noms à peine moins étranges : Vladimir, Estragon, Pozzo, Lucky, Hamm, Clov, Nag et Nell, Rooney, Krapp, Croak, Flo, Vi et Ru, trois syllabes, deux plutôt, et puis une, préférée, plus délicieuse.

Passe-temps qui soulage, mais ne durera pas. « J’ai cru bien faire, en m’adjoignant ces souffre-douleur. Je me suis trompé. » Dès 1949, avec l’Innommable, sonne le glas d’une illusion. Beckett amorce le sevrage. C’est la crise. S’annonce enfin le dernier « m », celui du moi. Tombés les masques, plus de pseudonymes : « C’est maintenant que je vais parler de moi, pour la première fois. » (L’Innommable.)

Effectivement, à partir de là, les personnages des romans s’étiolent, condamnés. La psalmodiante larve de Comment c’est gomme la différenciation : « La même voix les mêmes choses aux noms propres près et encore deux suffisent chacun attend sans nom son Bom va sans nom vers son Pim. » Plus de personnage, une voix. Le théâtre, dont la matérialité retient un temps l’effritement des personnages, les sacrifie à son tour ; voici les personnages de Comédie : F1 Première Femme, F2 Deuxième Femme, H Homme.

Pour les derniers textes, plus de personnage. L’habitat charnel s’est réduit au plus simple. Déjà l’Innommable pressentait le dernier avatar : « Je me donnerais volontiers la forme, sinon la consistance, d’un œuf, avec deux trous n’importe où pour empêcher l’éclatement. » Viennent les derniers embryons : « Face grise deux bleu pâle petit corps cœur battant seul debout. » (Sans.)

Un personnage chassant l’autre, les enveloppes tombées, reste une voix, dans une sphère creuse, une tête. Le sens n’est pas obscur : visée lente au plus profond, reflux opiniâtre au point central.


Trouver à qui parler

« Puis le besoin, soudain, d’un autre, à côté de moi, n’importe qui, un étranger, à qui parler, imaginer qu’il m’entend. » (Cendres.)

Durer, une solitude. Les créatures qui embouchent la voix beckettienne ne s’engendrent pas solitaires. Seules, leur bavardage avorte. La course-poursuite dont Murphy se fait la chronique échoue, car si le récit culmine à la seconde où, dans l’œil de l’exceptionnel partenaire (aux échecs), Murphy cueille sa propre image, ensuite, bercé à mort, il est enlevé à sa propre perception. Désormais Beckett ne tuera plus ses acteurs, ils bourgeonnent. Par « frénésie de scissiparité ». Ils vont par deux. Des couples d’un humour étrange : le pitoyable Watt se promenait dans son parc, il a le privilège d’y approcher une fois, rampant sur une frêle passerelle, le pitoyable Sam, qui se promenait dans son parc à lui, et qui rampait vers Watt. Tendresse, un baiser. (Watt.) Bien plus tard, le vieux Malone chenu garde encore des « homuncules » en gestation : « Oui, j’essaierai de faire, pour tenir dans mes bras, une petite créature, à mon image, quoi que je dise. » (Malone meurt.) À partir de 1950, et de ce point de vue, on comprend que l’expérience théâtrale ait tenté Beckett. La scène offrait l’espace fictif où matérialiser les créatures complices et danser pas de deux ou quadrilles.

Par ailleurs, Malone, puis l’Innommable abattent leur jeu. En marge de leurs propres histoires, ils se prennent à commenter l’activité fabulatrice qui est leur divertissement : « Me voilà lancé dans une histoire vaine, nous voilà face à face, Mahood et moi, si nous sommes deux, comme je le dis. » (L’Innommable.) Néanmoins, le besoin de se calmer par des histoires demeure. Chaque personnage du théâtre débitera fiévreusement la sienne, mobilisant un auditeur excédé. L’essentiel est là. Rage de se dire, par personnages interposés. Rage de se calmer, en suscitant ces personnages. Ces couples sont de sexe masculin en général, bien que les couples mixtes ne manquent pas, livrés à la parodie féroce et dévastatrice de l’amour, ou traversés par des relents d’une tendresse déchirante.

Même si elle affleure quelquefois entre hommes, la sexualité gêne moins. Et puis le personnage s’est inventé un « petit », c’est donc plutôt une sorte de rapport de père à fils qui s’établit entre les comparses. S’ils sont étroitement complémentaires, ils ne sont jamais équivalents. Moran a un fils qu’il soigne et tyrannise. Vladimir nourrit Estragon au navet et à la carotte. Hamm, qui nourrit Clov juste assez pour qu’il ne meure pas, pourrait bien être son père. Fantasme et humour assortissent un meneur de jeu nourricier, autoritaire, à un « fils » rechignant qui fait des manières. Que la relation se tende, le « père » devient bourreau, le « fils » victime. Pozzo tient son Lucky au bout d’une corde et explique à ses auditeurs le mode d’emploi de l’animal. La larve de Comment c’est dresse Pim à coups d’ouvre-boîtes « dans le cul pas le trou vous pensez bien la fesse ».