beat generation (suite)
La drogue est un voyage (« trip ») vers l’union mystique et la réconciliation de l’homme et du monde. Être beat, c’est cultiver l’attente de cette communion. Le mot beat évoque les coups du batteur, qui donne son rythme au jazz, et décrit l’état de suspense exaspéré au moment où va s’achever un solo de batterie. La « décharge » beat veut déchirer les conventions sociales et culturelles qui séparent l’homme de son semblable et de la « vision totale ».
À la fois satire et révélation, la beat dénonce l’aliénation sociale et propose une renaissance poétique et religieuse. En cela, elle se situe dans la tradition de D. H. Lawrence et de Henry Miller. Les beats ont créé une littérature de la désaffiliation, dont l’acteur James Dean, le saxophoniste Charlie Parker, le poète Dylan Thomas sont les héros. Le goût de la beat pour l’errance — qu’exprime le titre du roman de Kerouac Sur la route (1957) — rappelle la quête qui poussait Thoreau vers Walden, Whitman vers le Mississippi et la « génération perdue » vers l’Europe. Mais la révolte de la beat contre les « squares » (les « carrés », les « bourgeois ») va plus loin. Les beats ne s’en prennent pas seulement à l’argent, à la morale, à l’hygiène, mais aussi à la littérature. « Ils manquent de mesure et leur audace m’effraie », déclare Henry Miller. Ces rebelles à bride abattue s’exhibent au lieu d’écrire et sabordent la littérature avec la société. En cela la beat ressemble au mouvement dada. Trocchi, dans le Livre de Caïn, exprime ce nihilisme : « Je suis un décadent à un terrible tournant de l’Histoire, incapable de prendre ce tournant en tant qu’écrivain. Je vis mon Dada personnel. »
On peut se demander si la beat generation n’est pas le symptôme d’une crise radicale de la littérature à l’âge des mass media audio-visuels. Dans cette optique, ce serait les « derniers littérateurs ». Dans une autre perspective au contraire, on peut prétendre que ces œuvres éructantes, synesthésiques et surréalistes sont les premiers exemples d’une nouvelle forme d’art : le « happening littéraire ». La beat generation amorcerait alors une révolution littéraire comparable au cubisme et à l’abstraction dans les arts plastiques. La littérature beat utilise les mots comme des couleurs, se libérant de la signification et de la représentation, pour constituer un fait littéraire autonome, comme la peinture s’est constituée en fait pictural.
Mais la beat generation ne peut être réduite à un fait littéraire. Elle est le témoignage le plus frappant de la crise de la conscience occidentale, au moment où la civilisation scientifique née de l’électronique supplante la civilisation mécanique. Comme les intégristes face à la révolution mécanique du xixe s., la beat proteste contre cette civilisation scientifique et se replie sur des mœurs tribales, des pratiques artisanales, des paradis artificiels. En cela, la beat apparaît comme un mouvement réactionnaire qui traduit une incapacité à entrer dans la nouvelle société scientifique. Mais, par ailleurs, les recherches esthétiques et psychologiques de la beat semblent préfigurer les formes qui inspirent déjà les mass media — comme le surréalisme a inspiré la publicité. L’exhibitionnisme de certains beats à la radio et à la télévision montre leur aptitude à s’insérer dans les nouvelles formes culturelles. Ces stars de la contestation figurent déjà au « hit-parade » de la « pop-littérature ». La beat generation semble pressentir que, dans une société hautement organisée et sécurisée, dans une civilisation programmée sur ordinateur, la vie ne sera supportable que grâce aux compensations d’un art sauvage, à une participation à un « happening » culturel diffusé par les mass media.
J. C.
La Poésie de la Beat Generation, présentée par J. J. Lebel (Denoël, 1965). / J. Cabau, la Prairie perdue. Histoire du roman américain (Éd. du Seuil, 1966). / P. Dommergues, les USA à la recherche de leur identité (Grasset, 1967). / M. Saporta, Histoire du roman américain (Seghers, 1971).