Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Baudelaire (Charles) (suite)

Contre-religions : dandysme et manichéisme

[...] le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
(« Don Juan aux Enfers. »)

Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan.
(Mon cœur mis à nu.)

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
(« Les Phares. »)

Baudelaire a compris dès 1841 le parti qu’il pourrait tirer d’une articulation de la poésie avec le mal, opération à laquelle Sade et quelques Anglais (Beckford, Maturin, Lewis) s’étaient livrés, au risque de se faire exclure de la littérature patentée. Il fut aidé dans cette heuristique par une constatation qu’il était impossible à un être lucide de ne pas faire vers 1840 : « Des poëtes illustres — écrira-t-il dans un projet de préface aux Fleurs — s’étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poëtique. Il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du Mal. » Il y apporta un sens poignant de la culpabilité, attesté dès sa jeunesse, qui deviendra, passé 1851, un sens aigu du péché originel (d’où l’imputation de jansénisme) et un coquet désir de confesser l’existence du Diable : « Tout le monde le sert et personne n’y croit » (autre projet de préface ; voir aussi le petit poème en prose « le Joueur généreux »). Flaubert, à propos des Paradis artificiels, se demandera si Baudelaire n’a pas « insisté trop (?) sur l’Esprit du Mal » et regrettera de déceler « comme un levain de catholicisme çà et là ». Baudelaire lui répondra : « Étant descendu très sincèrement dans le souvenir de mes rêveries, je me suis aperçu que de tout temps j’ai été obsédé par l’impossibilité de me rendre compte de certaines actions ou pensées soudaines de l’homme sans l’hypothèse de l’intervention d’une force méchante extérieure à lui. — Voilà un gros aveu dont tout le xixe siècle conjuré ne me fera pas rougir. »

Baudelaire est manichéen, avec un accent diabolique. Il n’est pas janséniste : s’il l’avait été, il eût été chrétien. Or, être chrétien, c’est croire, entre autres, à la Rédemption, dont il n’avait cure. Son profond désespoir l’empêchait de voir le salut ailleurs que dans l’œuvre d’art ; un salut momentané, à chercher par les voies les plus dangereuses, les moins chrétiennes : l’érotisme, les drogues, les petits calculs égoïstes du créateur, toutes démarches où Georges Blin a vu un recours à la sorcellerie, magie blanche ou magie noire. Et moins chrétienne encore cette attitude, du fait qu’elle s’appuie sur une politique : lorsque, à la fin de la IIe République, Baudelaire découvre Joseph de Maistre, il voit l’intérêt d’une prise de position, parfois d’une pose, aristocratique ; le dandysme de sa jeunesse s’étaie sur un fondement philosophique. Le catholicisme est par lui tourné contre la religion du progrès et la démocratie. Plus tard, lorsque la Belgique lui offre ses églises baroques, dans un pays où sévit la libre pensée, où Homais est légion, il se dit partisan des Jésuites ; mais, au même moment, il laisse entendre qu’il est pédéraste et qu’il a mangé son père. Le catholicisme est une arme que sa tactique a tournée contre la démocratie. Et aussi contre le protestantisme, soit que celui-ci devînt l’asymptote du libéralisme, soit qu’il lui refusât les satisfactions « indispensables au bonheur d’un homme bien élevé, la galanterie et la dévotion ».

Il n’empêche que Baudelaire a emprunté au catholicisme sa « mythologie » (aurait-il pu en être autrement, étant donné le milieu où il fut élevé ?) et que, s’il n’a pas, comme un Dostoïevski, opposé le sentiment religieux aux formes religieuses sclérosées, il a été hanté par le désir d’infini et d’éternité, qui donne à sa poésie une dimension métaphysique et de troublantes résonances. Son sens religieux authentique, différant en cela des agenouillements faciles et des imprécations factices qui ont rendu célèbres les prétendus romantiques de 1830, rejoint à leurs sources vives les inquiétudes de Kierkegaard et des romantiques allemands.


Politique et morale

Être un homme utile m’a toujours paru quelque chose de bien hideux.
(Mon cœur mis à nu.)

Il n’existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le poëte. Savoir, tuer et créer.
(Ibid.)

Tête-à-tête sombre et limpide
Qu’un cœur devenu son miroir !
Puits de Vérité, clair et noir,
Où tremble une étoile livide,
Un phare ironique, infernal,
Flambeau des grâces sataniques,
Soulagement et gloire uniques,
— La conscience dans le Mal !
(L’Irremédiable.)

Il est impossible, on l’a vu, de séparer la pensée religieuse de Baudelaire de ses attitudes politiques. Abstention d’abord. Le dandy de l’hôtel Pimodan (1843-1845), dans son île Saint-Louis, méprise les profiteurs de la monarchie de Juillet, parmi lesquels il distingue son beau-père. Mais le Salon de 1846 montre qu’a cessé ce superbe isolement ; il est dédié aux bourgeois : « Vous êtes la majorité, — nombre et intelligence ; — donc vous êtes la force, — qui est la justice. » Et dans la Fanfarlo, composée au plus tard cette même année, du héros, l’auteur — son frère — écrit : « J’ai appris récemment qu’il fondait un journal socialiste et voulait se mettre à la politique. » Hoffmann, Balzac attiraient Baudelaire vers les doctrines « mystiques », les « correspondances », vers Swedenborg, Fourier et Toussenel. Mais comment trier ce qui est purement théologique ou poétique des implications sociologiques, politiques contenues dans tout système ? Indirectement ou directement, Baudelaire a exploré de vastes constellations idéologiques et poussé jusqu’à Saint-Simon. Professer le langage des fleurs, c’est s’obliger à monter un jour sur les barricades. Toute vraie poétique, alors, renvoie à une métaphysique et débouche sur une politique.