Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Baudelaire (Charles) (suite)

Baudelaire est donc socialiste de nuance saint-simonienne, puis humanitaire et vaguement chrétienne lorsqu’il fonde, pour deux numéros (févr.-mars 1848), avec Champfleury et Charles Toubin, le Salut public. Durant les premiers mois de la IIe République, il fait sa rougeole politique et sociale. Plus profondément, il prend conscience des souffrances du prolétariat : « Il est impossible — notera-t-il dans son premier article sur Pierre Dupont (1851) —, à quelque parti qu’on appartienne, de quelques préjugés qu’on ait été nourri, de ne pas être touché du spectacle de cette multitude maladive respirant la poussière des ateliers, avalant du coton, s’imprégnant de céruse, de mercure et de tous les poisons nécessaires à la création des chefs-d’œuvre, dormant dans la vermine, au fond des quartiers où les vertus les plus simples et les plus grandes nichent à côté des vices les plus endurcis et des vomissements du bagne ; [...]. » Cela est fondamental : la bonté de Baudelaire le pousse à sympathiser avec les déshérités ; lui qui a tant pâti, il sait être compatissant, et sa compassion donne aux Fleurs du Mal, malgré des accès de brutalité, une vraie chaleur humaine :
Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,
Piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard ;
À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais, jamais ! à ceux qui s’abreuvent de pleurs
Et tettent la Douleur comme une bonne louve !
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs !
[......................]
Aux captifs, aux vaincus !... à bien d’autres encor !

Le reste est bien plutôt attitudes, provocations dues au démon de la contradiction.

Vers 1851, Baudelaire découvre l’œuvre de Joseph de Maistre, et il va penser la politique en terme de providentialité, faisant figure de réactionnaire à un moment où les intellectuels se devaient d’être républicains, et profession de cléricalisme, parce que l’anticléricalisme lui apparaissait comme une marque démagogique de mauvaise éducation. Il dénonce la croyance au progrès, la confusion du progrès matériel et du progrès moral. Anathème sur anathème : les « religions modernes ridicules » (Molière — le champion de la vertu moyenne, qui, dans le Tartuffe, a tourné en dérision le catholicisme —, Béranger, Garibaldi) ; Hugo, qui attend la fin de Satan ; la femme Sand, qui est intéressée à croire que l’enfer n’existe pas ; Voltaire, ou l’anti-poète, « le prédicateur des concierges, le père Gigogne des rédacteurs du Siècle » (quotidien de la démocratie bourgeoise). Il voudrait exposer la théorie de la vraie civilisation. Elle n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel (Mon cœur mis à nu). Elle est dans la conscience assidue de ce péché. « En réalité, le satanisme a gagné. Satan s’est fait ingénu. Le mal se connaissant était moins affreux et plus près de la guérison que le mal s’ignorant. G. Sand inférieure à de Sade. » (Notes sur les Liaisons dangereuses.) Baudelaire éprouve très vivement le sentiment de l’inévitable décadence (il a d’autres traits communs avec Gobineau) et, dans une page de Fusées, évoquant la fin du monde, il fait écho à la conclusion des Mémoires d’outre-tombe (Chateaubriand est aussi pour lui un maître du dandysme).


Problèmes de création

Combien faut-il de fois secouer mes grelots
Et baiser ton front bas, morne caricature ?
Pour piquer dans le but de mystique nature,
Combien, ô mon carquois, perdre de javelots ?
(« La Mort des artistes. »)

Incompréhension familiale, hostilité mutuelle de la société et du poète, indifférence à l’égard des formes de la politique et de la religion, pour qui, pour quoi Baudelaire écrirait-il ? S’ajoute l’âpreté de la tâche qu’il s’est fixée : extraire la beauté du mal. S’ajoute, enfin, au niveau psycho-physiologique, où s’alimente la création, la crainte de l’impuissance, la terreur devant la page blanche, l’impossibilité de se livrer à un travail quotidien, malgré les fréquentes objurgations qu’il s’adresse, la répulsion à l’égard de la nature (la végétation, la femme, la fécondité), compliquée d’une fascination pour les manifestations de la vitalité reconnue, avec envie, chez Hugo, Dumas père, Delacroix, Wagner et pour tout ce qui est grand ou même gigantesque (les opéras de Wagner, les grandes toiles des peintres de l’Empire et de Delacroix).

Cette curieuse physiologie de créateur — qui serait plus de notre temps que du xixe s. si elle n’appartenait aussi à la génération de 1820, la génération de la désillusion (Flaubert, Fromentin, Amiel) — a chez Baudelaire d’importantes conséquences.


Edgar Poe

La difficulté à créer et le besoin de découvrir une justification font recourir Baudelaire à l’exercice de la traduction. Le Jeune Enchanteur (1846) est même présenté comme une œuvre originale, bien que cette nouvelle à l’antique soit empruntée à un « keep-sake » anglais. À Poe, Baudelaire a consacré une quinzaine d’années de sa vie littéraire, qui en compte moins de vingt-cinq : cinq volumes représentant un nombre de pages sensiblement supérieur aux œuvres de son cru, lesquelles, avec beaucoup d’articles, se réduisent à deux livres (les Fleurs du Mal, les Paradis artificiels) et à quatre brochures ou plaquettes (Salon de 1845, Salon de 1846, Théophile Gautier, Richard Wagner) ; les Petits Poèmes en prose et les deux volumes de critique (Curiosités esthétiques, l’Art romantique) paraîtront posthumes.

On a, depuis longtemps, fortement insisté sur les traits communs à l’Américain et au Français, sur leur fraternité morale : en butte, l’un et l’autre, à l’hostilité de la société ; marqués par le guignon ; recourant au Léthé des drogues ou leur demandant le don de voyance ; critiques autant que poètes ; abreuvant leur création aux sources occultes du romantisme. Mais il ne serait peut-être pas moins utile d’éclairer leurs différences, leurs divergences. Poe est un grand conteur à l’intérieur des Tales et non pas dans The Narrative of Arthur Gordon Pym, où il ne dépasse pas le niveau de Jules Verne ; c’est surtout grâce à Mallarmé qu’il devra d’être sacré grand poète ; Eureka n’est pas au-dessus de Terre et Ciel de Jean Reynaud. Toujours est-il qu’en adaptant les Histoires extraordinaires et les Nouvelles Histoires extraordinaires Baudelaire a doté la littérature française d’inestimables chefs-d’œuvre de la nouvelle et du conte, écrits dans une langue admirable : il a réalisé là ce que Galland avait fait en adaptant les Mille et Une Nuits. Et Poe, pour qui un long poème n’existe pas (Poetic Principle), a encouragé Baudelaire à écrire en 1860 : « Tout ce qui dépasse la longueur de l’attention que l’être humain peut prêter à la forme poëtique n’est pas un poème. » L’inspiration brève, l’écriture difficile trouvent leur fondement esthétique. Quant à l’influence de la poésie de Poe sur celle de Baudelaire, elle a été souvent majorée, inutilement puisque la plus grande partie des Fleurs du Mal avait été écrite avant cette rencontre : elle doit être prise en considération pour les poèmes qui entrent dans la deuxième édition des Fleurs et dans l’édition posthume ; encore s’exerce-t-elle assez rarement. Avant tout, Poe a été pour Baudelaire un merveilleux alibi et un guide dans la réflexion esthétique.