Bashō (suite)
C’est dire que la poésie fut sa vie, et que sa vie même fut un long poème jamais achevé. Ses notes de voyage, ses méditations poétiques, son abondante correspondance, ses haïku partout mêlés à ceux de ses disciples dans les haikai-renga composés au gré de ses pérégrinations, forment un ensemble dans lequel tout choix, tout fractionnement se révèle arbitraire. Un haïku, du reste, quand bien même il offrirait une signification totale en soi, ne prend toute sa valeur que si les circonstances de sa composition sont connues, de sorte que les « anthologies de haïku » publiées ici ou là ne peuvent donner de l’art de Bashō qu’une image appauvrie et plate, une musique sans « résonance », comme si d’une symphonie l’on isolait quelques accords dispersés, si beaux soient-ils.
Cela est vrai, dans une moindre mesure, des haibun, qui, malgré leur aspect plus élaboré, restent cependant les fragments, polis et repolis, parfois des années durant, d’un poème unique. Ce caractère apparaît singulièrement dans les cinq kikō et les deux nikki (« journaux ») qu’il conviendrait de lire dans leur ordre chronologique : Nozarashi-kikō, récit d’un voyage en Iga (automne 1684 - été 1685) ; Kashima-kikō, voyage à Kashima, dans le centre de Honshū, en 1687-88 ; Oi no kobumi, suite du précédent (1688, 1re éd. en 1708) ; Sarashina-kikō, retour à Edo, à l’automne 1688 ; Oku no Hosomichi, d’Edo à Ise par les provinces de l’extrême Nord, du printemps à l’automne de 1689 ; remanié jusqu’en 1694, ce récit ne fut imprimé qu’en 1702 ; Genjūan-ki, journal d’un séjour à Ishiyama, près de Kyōto (été 1690) ; Saga-nikki, d’une retraite à Saga (été 1691).
La concision de la phrase, la simplicité recherchée des vocables, la savante limpidité de l’expression atteignent à l’absolue perfection dans l’Oku no Hosomichi (la Sente étroite du Bout-du-Monde), où mieux que partout ailleurs le haïku, au terme d’une description ou d’une méditation en prose, en condense la totalité, comme dans une formation cristalline se rassemblent et s’ordonnent instantanément les éléments jusque-là diffus dans une masse liquide.
C’est alors que naît, du contraste entre l’invariant (fueki) et le fluide (ryūkō), entre la nature des choses et de l’homme, relativement permanente, et le destin éphémère, le cours sans cesse changeant de l’histoire, le sabi, la « patine », lente altération que le temps inflige même au bronze ou au roc, et par contrecoup le wabi, le pathétique, source et condition de toute beauté, dont il souligne en même temps la fragilité et les limites étroites.
Impermanente beauté, seul attachement en ce monde d’un poète qui, à l’instar de son maître Saigyō accusant les fleurs de cerisier de faire obstacle à son renoncement, exhale sur son lit de mort ses regrets en un ultime haïku :
Malade en chemin
en rêve encore je parcours
la lande desséchée.
R. S.
Bashō, Œuvres complètes (en japonais, Tōkyō, 1962 ; 10 vol.). / M. Ueda, Zeami, Bashō, Yeats, Pound, a Study in Japanese and English Poetics (Mouton, 1965). / La Sente étroite du Bout-du-Monde (trad. par R. Sieffert in l’Éphémère, Maeght, 1968).