Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Balzac (Honoré de) (suite)

« Le spectacle que nous offre le château de Casin-Grandes a une ressemblance frappante avec la vie sociale, où le bonheur des uns fait le malheur des autres. Le monde, comme en ce moment les habitants de notre château, n’est divisé qu’en deux classes : celle des heureux, celle des infortunés ; régies par la force et le hasard, on les retrouve dans tout. C’est une des conditions de la nature des choses, l’univers se présente partout avec des inégalités qu’il est impossible d’effacer, et jamais il n’y aura d’ordre social régulier par suite du pouvoir qui agit sur la nature... Je ne veux pas m’expliquer davantage ; en effet, un traité de philosophie est fort inutile au commencement de la quatrième partie d’une histoire aussi véridique... On sent que la Philosophie, l’Histoire et la Vérité ont trop de différences dans les humeurs pour cheminer ensemble ? elles n’ont jamais fait trois pas sans se brouiller. Et j’ai assez d’occupation à conduire, dans mon ouvrage, deux de ces pucelles divines si souvent violées, sans aller m’amuser à faire des préambules : si même celui-ci fâche quelque lecteur ?... qu’il le dise, je déclare que je le retrancherai... »

Romancier malgré lui, Balzac n’a que peu à peu et très tardivement accepté le roman comme moyen d’expression de soi. En 1835-36, il considère encore que Séraphita est ce qu’il a écrit de plus important, et, dans l’économie de la Comédie humaine, les romans ne seront justifiés, in fine, que par les Études philosophiques et par les Études analytiques. On risque aujourd’hui de ne voir là que bavardages, à-côtés, sous-produits ou fausses fenêtres. C’est là un risque, immense lui aussi, de mutilation de l’œuvre et de sa signification. En fait, le problème est le suivant : quand, pourquoi et comment l’œuvre balzacienne, qui visait autre chose, est-elle devenue une œuvre objectivement et purement romanesque ? Il faut voir comment les mécanismes romanesques se sont progressivement mis en place.

Dès les années 1820-1822, qui voient naître l’écrivain Balzac, la réalité, en ses personnes, ses objets, en ses problèmes et tensions surtout, nourrit la rédaction, fournit thème et situation, recharge des mécanismes souvent pris aux lectures. La vie privée, l’argent, de bonne heure, structurent le récit et surtout orientent la signification. Il n’est guère de roman de la maturité qui ne plonge de profondes racines, anecdotiques, thématiques et surtout de signification, dans les premiers essais, qui sont premiers témoignages de réaction, d’invention et de proposition, premières productions, face au réel moderne, s’en nourrissant, l’exprimant, en définissant aussi, en esquissant au moins, les exigences et les conditions de dépassement. Le roman balzacien est, dès l’abord, le roman de l’immédiat, considéré comme aussi et plus poétique, comme aussi et plus intéressant, comme aussi et plus important que l’historique ou le légendaire. Le roman balzacien est le roman de la famille, de la jeunesse, de la province et de Paris, considérés non comme lieux ou moments exceptionnels, privilégiés ou préservés, mais bien comme lieux ou moments où se saisit le processus moderne, d’une part de volonté d’être et d’aptitude à être, d’autre part d’aliénation, de déracinement, de déshumanisation. Les hommes de la Comédie humaine sont tous « nés sans doute pour être beaux » (la Fille aux yeux d’or), mais ils nous sont montrés peu à peu avilis, utilisés par le système libéral, soumis aux intérêts. Même — et peut-être surtout — lorsqu’ils jouent le jeu, ils n’en sont que les illusoires vainqueurs et bénéficiaires. S’ils ont écrasé ou approprié les autres, ils n’ont finalement qu’écrasé et approprié, réifié, la première image et le premier héros qu’ils portaient en eux-mêmes d’un monde conquérant et libre. Le roman balzacien déclasse radicalement les prétentions libérales bourgeoises à avoir définitivement promu et libéré l’humanité. Au cœur même du monde nouveau, que ne menacent plus ni théologiens ni féodaux, mais que mènent les intérêts, se sont levés des monstres : caricatures du vouloir-vivre et du vouloir-être qui avaient porté la révolution bourgeoise. Ambition, énergie, argent, naguère vecteurs humanistes universalistes, formes et moyens de la lutte contre le vieux monde, deviennent pulsions purement individualistes, sans aucun rayonnement, peut-être efficaces mais en tout cas trompeuses et génératrices d’illusions perdues. Cela, c’est la face sombre. Mais il est une face de lumière : celle de tant d’ardeur, de tant de foi en la vie, qu’ignoreront les héros et les héroïnes de Flaubert. Ce n’est pas même la vaillance gentille de Gervaise chez Zola, trop aisément et trop visiblement contresens et gaspillage dans un univers devenu totalement inhumain. Le roman balzacien est celui de toute une vie qui pourrait être et qu’on sent sur le point d’être : l’amour d’Eugénie Grandet, le cénacle de la rue des Quatre-Vents, la fraternité de Rastignac, Michel Chrestien et Lucien de Rubempré. Il est beaucoup de laideur au monde, mais le rêve n’est pas encore massacré et, contre les bourgeois, la seule solution n’est pas encore de s’exprimer dans l’absurde donquichottisme d’une Mme Bovary identifiée au moi. L’argent barre l’avenir, mais s’il est déjà tout-puissant, il est encore balancé par d’autres forces dans les âmes, dans les cœurs, dans l’histoire même, avec toutes les forces qui ne sont pas entrées en scène. Le roman balzacien est porté, comme toute l’histoire avant 1848. Les bourgeois même de Balzac ne sont pas encore bêtes et béats. Ils ont de l’âpreté, du génie, et Nucingen est le Napoléon de la finance comme Malin de Gondreville est le roi de l’Aube, comme Popinot est le fondateur d’un empire, comme Grandet unit le vieux charme français (« dans les gardes françaises, j’avais un bon papa ») à l’inventivité, à l’intelligence, au dynamisme de tout un monde libéré. Le Dambreuse de Flaubert, les bourgeois de Zola seront bien différents, sans génie, uniquement jouisseurs et possesseurs, installés, flasques, à la rigueur méchants, mais n’étant plus messagers de rien. L’ouverture du roman balzacien tient à ce caractère encore ouvert du demi-siècle qu’il exprime. Michel Chrestien y tombe déjà à Saint-Merri, frappé par la balle de quelque négociant, mais le médecin bourgeois Bianchon rêve encore de débarrasser le monde des marquises d’Espard et des parasites sociaux. La dramaturgie balzacienne en son fond est constituée par l’interférence de deux élans à la fois solidaires et contradictoires, se nourrissant l’un l’autre et l’un de l’autre : l’élan de la révolution bourgeoise, à ses multiples étages en train d’assurer son ultime triomphe, l’élan des forces qui contestent et nient la force bourgeoise, qui en annoncent et signifient le dépassement, mais qui n’auraient jamais surgi et ne seraient jamais affirmées ni imposées si la révolution bourgeoise n’avait d’abord eu lieu et n’avait d’abord été dite. Le roman balzacien, malgré certaines apparences, est le roman de la jeunesse de la bourgeoisie, en ce qu’elle est — aussi, encore — un moment de la jeunesse du siècle et de l’humanité. Le roman balzacien est certes le plus souvent un roman de l’échec, seuls les êtres vulgaires et indignes acceptant de réussir et pouvant vraiment réussir dans cet univers faussé (Pierre Grassou), mais il faut bien comprendre le sens de cet échec : il n’est pas échec constitutif et naturel, échec qui fasse preuve contre l’homme ; il est échec de ce qui méritait de réussir. L’ambition, l’énergie balzacienne définissent un monde romanesque ouvert. Or, le sort fait au vouloir-être fait que la seule fidélité possible à soi-même et aux promesses originelles est le naufrage ou la catastrophe. On peut toujours finir par durer (Eugénie Grandet vieillissante, Vautrin chef de la Sûreté, David Séchard dans sa maison au bord de la Charente), mais on ne dure qu’en ayant renoncé, qu’en ayant dû renoncer à l’intense et au fort, qui demeurent la loi du monde et des êtres, en devenant bourgeois, ou en étant capable de vivre sans briser le cadre bourgeois. Le roman balzacien est le roman de la vie, mais d’une vie à la fois selon l’élan et l’histoire de la bourgeoisie, et selon un élan et une histoire qui réduisent la bourgeoisie à n’être qu’une étape de l’histoire humaine.