Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Balzac (Honoré de) (suite)

En même temps, le roman balzacien est construit sur un modèle dramatique qui est à lui seul toute une philosophie, toute une attitude, toute une possibilité face au réel. Rigoureusement descriptif, analytique et narratif, le roman balzacien est le roman d’un réel connaissable. Les descriptions, les récits, toute l’information fournie au lecteur pour comprendre ce qui va se passer postulent la validité d’un discours qui entend saisir et surtout transmettre le réel objectif. À cet égard, le roman balzacien est bien dans la lignée théorique du xviiie s. scientifique, et il est bien aussi le roman de la période positiviste, avant que le positivisme se sclérose en scientisme mécaniste. Que ce soit l’industrie d’un pays, ses structures économiques, les relations qui s’établissent entre les hommes, le roman balzacien ne doute jamais qu’on puisse les faire comprendre et que ce soit objets pleins, jamais apparents ou illusoires. D’où le ton fortement historique de la narration balzacienne, même lorsqu’elle concerne des faits ou personnages imaginaires : tel fait s’est produit telle année, tel mariage, telle rencontre sont contemporains de telle mystérieuse disparition, etc. C’est toujours avec assurance que Balzac met en place l’imaginaire, figure semblable du réel, et dont le triomphe est sans doute ces biographies fictives qui se constituent à partir de ses romans, et dont lui-même a donné le premier modèle à propos de Rastignac (préface d’Une fille d’Ève) :

« Rastignac (Eugène-Louis), fils aîné du baron et de la baronne de Rastignac, né à Rastignac, département de la Charente, en 1799 ; vient à Paris en 1819, faire son droit, habite la maison Vauquer, y connaît Jacques Collin, dit Vautrin, et s’y lie avec Horace Bianchon, le célèbre médecin. Il aime madame Delphine de Nucingen, au moment où elle est abandonnée par de Marsay, fille d’un sieur Goriot, ancien marchand vermicellier, dont Rastignac paye l’enterrement. Il est un des lions du grand monde (voyez tome IV de l’œuvre) ; il se lie avec tous les jeunes gens de son époque, avec de Marsay, Beaudenord, d’Esgrignon, Lucien de Rubempré, Émile Blondet, du Tillet, Nathan, Paul de Manerville, Bixiou, etc. L’histoire de sa fortune se trouve dans la Maison Nucingen ; il reparaît dans presque toutes les scènes, dans le Cabinet des antiques, dans l’Interdiction. Il marie ses deux sœurs, l’une à Martial de La Roche-Hugon, dandy du temps de l’Empire, un des personnages de la Paix du ménage ; l’autre, à un ministre. Son plus jeune frère, Gabriel de Rastignac, secrétaire de l’évêque de Limoges dans le Curé de village, dont l’action a lieu en 1828, est nommé évêque en 1832 (voir la [sic] Fille d’Ève). Quoique d’une vieille famille, il accepte une place de sous-secrétaire d’État dans le ministère de Marsay, après 1830 (voir les Scènes de la vie politique), etc. »

Il n’existe aucun tremblé dans ce texte profondément sérieux : c’est là la vraie vie de Rastignac, et le retour des personnages est tout autre chose qu’artifice ou habileté technique pour coudre ensemble des morceaux ou relancer l’intérêt ; il ne s’agit pas de « suite » : il s’agit d’épaisseur et de multiplication des plans ; il s’agit de sortir de l’univers rigoureux et réservé du théâtre (intellectuel ou mondain) pour rendre compte d’un monde réel devenu immense. Balzac ne s’évade pas du réel dans l’imaginaire : son roman double le réel, constitue un univers parallèle et surdimensionné qui, loin de mettre en cause la valeur et l’intérêt du réel, administre par l’acte même de l’écriture comme la preuve de son existence. On ne contestera ce style et cette vision que lorsqu’on commencera, à la fois, à douter des vertus du positivisme bourgeois et de toute science, devenue menace pour l’ordre bourgeois. Le roman balzacien est le roman d’une science qui n’a pas encore besoin de se réfugier dans le clinique pour s’éprouver exacte. C’est le roman d’une science encore ouverte et largement humaine, jamais démenti infligé aux espoirs ou à la poésie, mais toujours elle-même, justification de ce qui est le meilleur et le plus vrai dans l’homme. Le roman balzacien, vaste tableau, analyse complète, histoire à dire, est un roman réaliste en ce que la réalité y est donnée à la fois comme en mouvement, intéressante et appréhensible.


Un réalisme...

Il y a réalisme dans le roman balzacien dans la mesure où il vit de l’expression de réalités qui ne sont pas encore admises, et donc dans la mesure où il fait brèche dans un idéalisme littéraire ignorant des réalités vécues par les lecteurs du xixe s. Problème de la jeunesse instruite et pauvre, problème de la femme et problème du mariage, problème du mouvement de l’argent qui se concentre, problème de l’érosion des valeurs traditionnelles, problème de la mise en place de nouvelles lignes de force : le réalisme balzacien se repère et se définit, comme tout réalisme vrai, non pas au niveau des détails mais au niveau des problèmes. En ce qui concerne le vocabulaire et la manière de parler des choses, on a du mal aujourd’hui à mesurer ce qu’il y eut de neuf à évoquer, de plein droit et en pleine lumière, les problèmes et les choses de l’argent, du mariage, des bas-fonds, tout simplement des rapports humains. La littérature moderne, au prix d’un peu d’avant-gardisme verbal, a quelque peu occulté le pouvoir de rupture et de choc du langage balzacien. Mais les ruses de la critique et toutes les tentatives faites pour affadir Balzac prouvent bien que quelque chose demeure de difficilement supportable dans un roman qui appelle les choses par leurs noms et d’abord, de la Peau de chagrin à la Cousine Bette, la toute-puissante pièce de cent sous. Balzac est le premier à avoir dit que tout, dans la vie, dépendait des problèmes de budget et des problèmes sexuels. Déterminismes économiques, déterminismes psycho-physiologiques : il liquide la vision infraclassique d’une humanité « libre ». Et cela, il le fait d’une manière à la fois systématique et ouverte, non polémique et crispée, ce qui le distingue des réalistes et naturalistes qui suivront. Les secrets du lit de Mme de Mortsauf, la pièce de cent sous de Raphaël, le « mécanisme des passions publiques » et la « statistique conjugale » (Physiologie du mariage), les phénomènes d’accumulation primitive et de la recherche d’investissements nouveaux, le problème de l’organisation du crédit : Balzac a vite choqué parce qu’il éventait des mystères connus de tous. On l’a accusé de sordide matérialisme ; on a dit qu’il se ruait vers le bas parce qu’il a montré de manière impitoyable qu’au sein de la France révolutionnée l’homme était de nouveau dans les fers. Michelet n’a pas aimé les Paysans, qui mettaient à mal certaines constructions théoriques sur la libération des campagnes et de Jacques Bonhomme par la Révolution. Il y a certes dans les Paysans une volonté de noircissement ; l’essentiel toutefois n’y est pas l’image directe et explicite, mais l’expression des rapports sociaux (néo-féodaux ; classes majeures des villes ; prolétariat rural). Et c’est bien ce qui compte, comme dans le Dernier Chouan, déjà, où la Bretagne n’était pas celle des paysages et des costumes, mais celle des problèmes (sous-développement, puissance de la bourgeoisie urbaine, puissance montante de l’armée et surtout de la police au service exclusif de la révolution bourgeoise). Balzac n’est pas un régionaliste, c’est un écrivain des tensions et contradictions de la France révolutionnée. Son réalisme, par conséquent, n’est pas seulement descriptif, mais scientifique et par là même épique. Une lecture superficielle n’y voit que le détail et le culte du détail. Une lecture approfondie y trouve le réel en son mouvement.