Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Balzac (Honoré de) (suite)

Sa vie quotidienne a été celle d’un homme de métier, toujours écrivant, corrigeant, recomposant, occupé à honorer des contrats, à boucher des trous, à réemployer ou à relancer des textes anciens. Au niveau le plus concrètement matériel se situe un travail immense et d’un type assez particulier, signe de ce que l’écriture a cessé d’être du siècle de la plume pour être de celui de la technique. Jusqu’à ce qu’il devienne imprimeur, les manuscrits de Balzac sont corrigés, refaits, découpés, collés, recollés, surcollés, de manière fantastique (Wann Chlore, et encore le Dernier Chouan). Puis il découvrit cette manière d’écrire — qui devait contribuer à le ruiner, les nouveaux frais de composition grevant, voire annulant, le prix touché par contrat — de la correction sur épreuves. Il rédigeait, souvent très vite, une sorte de brouillon de premier jet, qu’il envoyait à l’imprimerie. Puis, sur les placards qui lui revenaient et qu’il relisait comme une sorte de texte frais, nouveau, là, devant lui, objet, avec les grandes marges blanches, commençait un second travail de rédaction, par éclatement du texte, par une sorte d’explosion en rosace autour du premier noyau. À la différence de la correction flaubertienne, la correction balzacienne n’est jamais de polissage et de resserrement, mais toujours d’enrichissement et de plus grande surface couverte. À la relecture, le plus souvent, l’imagination est mise en branle par tel détail ou tel incident de premier jet qui n’avaient pas eu d’abord tous leurs développements ni ne les avaient même suggérés. Ainsi, dans le Médecin de campagne, la construction de la route et du pont, d’abord rapidement indiquée, devient, sur épreuves, quelque chose d’épique, l’enthousiasme du romancier montant avec celui des villageois qui redécouvrent un sens au travail. Ainsi encore, dans le Lys, une brève notation du manuscrit sur l’enfance du héros donne naissance sur épreuves à cet énorme excursus qu’est le récit de l’enfance de Félix de Vandenesse, clairement apparu à Balzac comme étant Balzac lui-même. En ce qui concerne ce roman, on a pu compter que le manuscrit ne représentait que le tiers ou le quart du texte définitif.

Plus que la simple manifestation d’une technique, il y a là manifestation d’une manière de concevoir et de vivre l’acte d’écrire : non pas, pour Balzac, acte de souffrance, mais acte d’expansion et d’affirmation. Balzac n’a pas connu les affres du style, mais bien l’aventure exaltante et épuisante des bonds successifs, des vagues qui se recouvrent et vont toujours plus loin, des pulsions d’un investissement et d’un don de soi au texte toujours de plus en plus total. À ce métier, Balzac s’est tué. Non seulement parce qu’il travaillait beaucoup et devait faire face à de multiples engagements, mais parce qu’il travaillait intensément. Il a souvent lui-même parlé de cette « bataille des épreuves », moment essentiel pour lui de la création et chantier, alors qu’il n’est pour la plupart des écrivains que corvée ou occasion de corriger quelques détails. La pensée tuant le penseur, le mythe de la peau de chagrin et de l’énergie qui ne se dépense pas deux fois, tout cela, bien loin de n’être que fiction littéraire ou construction abstraite, a été vécu par Balzac pendant ces journées et ces nuits de travail en tête à tête avec le papier, la célèbre cafetière sur la table. Cette claustration, d’ailleurs, n’était pas retraite. Benassis, dans le Médecin de campagne, a refusé la solution de la Grande-Chartreuse. Balzac ne s’est pas retiré, comme se retireront Flaubert, Mallarmé, Proust. Il allait dans le monde, il voyageait. Il était un intarissable — et parfois outrecuidant — bavard de salon. Il imaginait de mirifiques entreprises commerciales ou industrielles (chênes de Pologne, mines argentifères de Sicile, ananas des Jardies). Mais il faisait son métier à la fois besoin, technique, mission. Il y a eu dans la vie de l’homme Balzac un côté gigantesque et illuminé, mais dans la pratique et sans la pose ou les attitudes romantiques, sans noblesse, sans front lourd et sans drapé, quelque chose, en tout, de prosaïque, au moment où la prose devient, dans la presse et dans l’édition à grand tirage, la langue même d’un monde moderne majeur.


Le roman balzacien

Il existe aujourd’hui un modèle de roman balzacien (ou stendhalien) comme il a existé un modèle de tragédie classique ou de sonnet français. Ce modèle a été contesté à la fin du xixe s. et au xxe s. par tout ce qui se réclame de Joyce, Proust, des romanciers américains et du nouveau roman. Le roman balzacien, fondé sur la description, l’analyse, la fourniture d’une documentation et le récit logique et complet d’une histoire, est-il dépassé ? Avant d’en venir là, il faut bien voir que le roman balzacien, qui a servi au moins de repère au roman naturaliste avant de servir de repoussoir et d’antiroman au roman poétique, n’est pas sorti tout armé d’une cervelle exceptionnelle ni surtout d’intentions platement « réalistes ».

Pendant longtemps, Balzac a été un conteur philosophique, les éléments réalistes de ce qu’il écrivait ne devant que par la suite trouver leur utilisation, leur justification, leur signification et leur efficacité. Les préoccupations théoriques (psychologie, philosophie de l’histoire, philosophie générale) dominent, des premiers romans (1822) aux Études philosophiques (1833-1835), peintures et narrations n’apparaissant guère que comme leurs annexes ou illustrations. Il faut rappeler qu’une œuvre réaliste de la maturité comme César Birotteau devait être d’abord une « Étude philosophique », c’est-à-dire l’illustration romanesque d’une proposition abstraite sur le danger des passions et du besoin d’absolu. On a peu à peu retrouvé aujourd’hui ce soubassement et cette impulsion philosophique, après que l’on eut abusivement, pendant longtemps, vu en Balzac uniquement un peintre de façades et de vieilles maisons, un narrateur d’histoires privées aux allures de vieilles dentelles et de costumes agressivement réels, les uns modernes, les autres surannés. Il ne faut pas oublier ce passage de Clotilde de Lusignan (1822) :