Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Balzac (Honoré de) (suite)

La vie de l’homme Balzac

Parallèlement à son immense travail de production littéraire, Balzac, jusqu’à sa mort, poursuit certaines images de réussite, de bonheur, de puissance et d’affirmation qui tiennent à sa substance même et à son vouloir-vivre forcené. Ses amours furent nombreuses et, semble-t-il, à l’exception du pénible épisode de la duchesse de Castries (qui avait des excuses, un accident de cheval lui ayant brisé les reins), heureuses, dans le secret comme dans le triomphe. Leurs héroïnes les plus marquantes furent la demi-mondaine Olympe Pélissier (maîtresse de Rossini), la duchesse d’Abrantès, Maria du Fresnay — qui lui donna une fille, Marie, morte seulement en 1930 —, la comtesse Guidoboni-Visconti — qui devait lui donner un fils —, Caroline Marbouty, Hélène de Valette, avec qui il séjourna à Guérande lors de la rédaction de Béatrix, etc. Malgré sa balourdise, Balzac n’avait rien d’un éthéré. Il connaissait de longues périodes de chasteté, favorables au travail. À la différence toutefois de Stendhal cultivant les amours ancillaires, mais souvent empêché avec celles qu’il aimait et qui, selon les lois profondes de sa personnalité, valaient mieux que ce qui ne concernait que femmes de chambre et belles paysannes, Balzac était aimé et laissait de grands souvenirs. Il n’a guère peint ni évoqué dans ses romans la nuit d’amour compensatrice de celles qu’on n’a pas connues. Le bonheur de Julien avec Mme de Rênal lors de leur seconde rencontre, on n’en trouve pas l’équivalent chez lui, seulement préoccupé de faire de ses héros virils, amants de grandes dames, des êtres élégants et vifs comme il aurait voulu l’être (Lucien, dans Illusions perdues, Blondet, dans les Paysans), avant de devenir ce Silène au cou épais et marqué, lorsqu’il était encore ou pouvait être lord R’Hoone ou le bachelier Horace de Saint-Aubin. En contrepoint du thème féminin (la femme ange comme la maîtresse sensuelle), à quoi le thème misogyne, si important dans l’œuvre (la femme détruit, détourne et gaspille l’énergie de l’homme, et la véritable énergie ne trouve à s’employer vraiment que dans l’amitié virile), correspond-il ou répond-il dans la vie ? Des accusations précises ont été formulées et il est certain que Balzac aima à s’entourer et fut entouré de jeunes gens et parfois de harems de secrétaires mâles. Si, toutefois, il y a homosexualité balzacienne, il s’agit toujours d’une incarnation du thème de la puissance, jamais d’une croix à porter ou d’une honte secrète. La fraternité virile est certainement un thème balzacien, mais elle n’est ni une tare ni une malédiction : elle est un choix au nom de l’homme total contre une société de gaspillage et de dissolution.

Toutes les aventures de sa vie, cependant, furent dominées, à partir de 1832, par l’image d’une comtesse polonaise, Mme Hanska, qui lui écrivit un premier message d’admiration, signé d’anonyme et romanesque manière : « l’Étrangère ». Balzac alors s’éloignait de Mme de Berny, vieillissante, et qui devait mourir en 1836 lui ayant vraiment tout donné, l’année même où hommage lui était rendu dans le Lys. Il s’ensuivit une longue intrigue et une longue correspondance-journal qui devaient aboutir au mariage de 1850 après de multiples épisodes : rencontre et « jour inoubliable » à Neuchâtel en 1833, retrouvailles à Vienne en 1835, à Saint-Pétersbourg en 1843, après la mort du comte Hanski, en 1845 à Naples, à Paris en 1847. À la fin de cette année, Balzac part pour la Russie ; il est l’hôte de la famille Hanska en Ukraine, à Wierzchownia, où l’on se méfie de lui. Il continue à tenter de travailler (ébauches pour la Femme auteur, Un caractère de femme). Le malheureux venait alors d’éprouver une immense déconvenue : Victor Honoré, le fils sur lequel il comptait tant, n’était pas venu à terme. En septembre 1848, nouveau départ pour l’Ukraine, où il séjournera jusqu’en mai 1850. Mme Hanska, après de nombreuses réticences (dont certaines en provenance de sa propre famille, peu soucieuse de la voir lier sa vie à ce Français gaspilleur et endetté), finit par consentir au mariage. Mais Balzac, usé, condamné, affecté de congestion cérébrale, ne devait pas profiter de la conquête enfin réalisée de Foedora et de la princesse lointaine. Il mourut le 18 août 1850 après avoir reçu Victor Hugo, qui raconta la scène dans une page inoubliable des Choses vues.

Il était juste que cette mort eût Paris pour théâtre. Non seulement l’œuvre avait fixé pour toujours le cadre d’une nouvelle mythologie : la montagne Sainte-Geneviève, le Marais, l’île Saint-Louis, la Chaussée-d’Antin, les Boulevards, les Champs-Élysées, les nouveaux quartiers de la Madeleine. C’en était fini d’un Paris présent dans la littérature par ses embarras ou son seul pittoresque. Non seulement sans aucun détour par le style ou par la légende, l’œuvre avait — à la suite, en partie, de Joseph Delorme et des romans de Jules Janin — donné les premiers Tableaux parisiens de la littérature moderne (vus d’en haut, de manière dantesque, comme dans la Fille aux yeux d’or ; vus d’en bas, au fil des rues ainsi que dans tant de romans et nouvelles), mais encore elle avait été profondément et continûment liée, dans la pratique et dans la vie quotidienne, à l’aventure balzacienne. Rue de Tournon (1824), rue des Marais-Saint-Germain (aujourd’hui rue Visconti) en 1826, rue Cassini (1828). En 1835, c’est l’installation rue des Batailles, à Chaillot (près de l’actuelle place d’Iéna ; c’est là que Balzac se cachera pour échapper à ses multiples créanciers). Deux ans plus tard, il achète les Jardies, à Sèvres, qui contribueront à le ruiner. Mais, dès 1840, il retrouve Paris : rue Basse, à Passy, où il restera six ans. En 1846, pour accueillir la future Mme de Balzac, il achète l’ancienne « folie » du financier Beaujon, rue Fortunée, qu’il aménage, meuble et décore à grands frais. C’est là qu’il devait mourir, ayant émigré, d’un bout à l’autre de sa vie, du Quartier latin vers l’ouest de la capitale, après un séjour assez long en banlieue : symbole, peut-être, de ses efforts, de ses entreprises, de ses illusions. À ces logis parisiens, il faut ajouter les logis de secours, les asiles de province où il allait retrouver le calme et l’amitié : surtout Saché (les Margonne) et Frapesle (la famille Carraud), où il jouait les Félix de Vandenesse. Balzac a été un errant, l’homme d’un rêve et d’une entreprise, jamais d’une terre ou d’une maison.