Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Virgile (suite)

« l’Énéide » poème de l’espoir

Le prologue du livre III des Géorgiques évoque indirectement les cérémonies par lesquelles Octave célébra en août 29 av. J.-C. son triple triomphe et dédia en octobre 28 av. J.-C. le temple palatin d’Apollon. Dans un monde qui s’était vu au bord de l’abîme, on se reprenait à vivre. Mais il est clair que, désormais, tout repose sur le vainqueur, qui, en janvier 27 av. J.-C., va prendre le nom d’Auguste* et fonder, sans bien le savoir peut-être, un nouveau régime politique ; tout va reposer sur son activité, son humanité, son bon sens. Au jugement de bien des Modernes, rien ne saurait l’absoudre du crime d’avoir restitué un État, alors que la République était morte. Les contemporains, qui se souvenaient du proche passé, n’ont pas été si sévères : Virgile, Horace, comme beaucoup d’autres, surtout parmi les petites gens, lui furent reconnaissants, l’accompagnèrent de leur confiance et de leurs vœux, voulurent, autant qu’ils le pouvaient, l’aider.

C’était une ancienne tradition de célébrer en vers les exploits des grands hommes. On avait dû plus d’une fois inviter notre poète à chanter la geste d’Auguste ; mais comment faire ? Le parti auquel Virgile s’est arrêté nous permet d’entrevoir comment le problème se posait à ses yeux. Il a d’abord très bien compris que la grandeur de ce qui se réalisait maintenant et grâce à Auguste dépassait la personne d’Auguste ; l’important était que Rome eût trouvé un nouvel équilibre, la solution de difficultés longtemps traînées dans la douleur, et repartît pour un avenir neuf. Il ne s’agissait donc pas de conter les campagnes militaires ou l’œuvre législative du prince, mais de faire apparaître l’heure présente comme accomplissant, surélevant en une grande mutation tout l’acquis de l’histoire romaine. On sait que tout un jeu d’annonces, d’allusions, de préfigurations fait confluer effectivement dans l’Énéide les épisodes les plus marquants de la tradition nationale. Surtout, les moments décisifs du poème symbolisent, à ce plan, l’essentiel : Énée, renonçant à Didon et aux tentations de l’opulence, Énée mettant fin aux guerres du Latium, adresse le langage le plus clair à des Romains durement saignés par quatre-vingts ans de guerres civiles et conscients, désormais, qu’une grande part de leur infortune découlait de la corruption qu’engendrent les richesses. Auguste, précisément, c’est la renonciation à l’impérialisme de conquête et de pillage, c’est l’exemple d’une vie modeste et laborieuse, c’est la pacification, la réconciliation inlassablement poursuivie — malgré les complots, l’ingratitude — de tous les citoyens.

Si Virgile s’en était tenu là, l’Énéide eût été seulement — ce qu’elle est aussi — une sorte de Pharsale inversée, méditation lyrique sur le destin national saisi dans l’unité d’un moment exceptionnel. Mais notre poète, en sus, avait formé un autre dessein beaucoup plus difficile à réaliser et que nous avons aussi plus de peine à ressaisir : il a voulu composer une épopée dans le genre homérique et où il recueillerait d’ailleurs le plus grand nombre possible d’éléments homériques ; il y aurait des dieux et des déesses ; elle serait centrée sur un héros dont il est question dans l’Iliade comme adversaire d’Achille ou de Diomède ; elle serait donc tissée d’événements antérieurs de plusieurs siècles à la fondation même de Rome, liée à un monde qui avait toujours été, et en Grèce même, un monde de convention.

Il est vrai que la légende existait. Au moins depuis le iiie s., on racontait qu’après la chute de Troie Énée, fils de Vénus, le plus vaillant de ceux qui survivaient, s’était exilé sur l’ordre des dieux, emportant avec lui les pénates de la vieille cité. Après un long voyage, il avait abordé au Latium ; mal accueilli d’abord, obligé de combattre, il avait fini par s’imposer, rassemblant Troyens et Latins dans l’unité d’un peuple. De sa race, bien plus tard, sortiraient un jour Romulus, le fondateur et, dans une autre lignée, les lointains ancêtres des Julii. Tel serait, en effet, le canevas de l’Énéide ; la légende avait une certaine valeur dynastique, étant liée depuis quelque cent ans à la famille d’Auguste ; César, le dictateur, n’avait pas négligé de s’y référer, fier de pouvoir se donner comme le petit-fils d’une déesse. Mais tout cela n’existait alors que comme un filet ténu, à peine perceptible dans l’ensemble des traditions légendaires des Romains, et il fallait en faire la branche maîtresse de l’arbre, la flèche de sa croissance ; il faudrait donc l’étoffer prodigieusement, l’aménager aussi en telle manière qu’on pût sans disparate y rapporter l’œuvre présente d’Auguste, les aspects principaux, les épisodes majeurs du devenir romain.

Toutes ces difficultés, Virgile les a affrontées, évidemment parce qu’il a cru très important de bâtir aux origines du nouvel État l’équivalent de l’édifice homérique. S’agit-il principalement, à cette époque, d’une volonté d’égaler la littérature latine à la grecque ? Ou plutôt notre poète, comme les plus lucides de ses contemporains, comme Auguste lui-même, n’aurait-il pas été sensible à une urgence plus fondamentale ? Une civilisation qui se renouvelle ou veut reprendre un second souffle doit se donner des références sacrées. Ceux qui sont de grands créateurs dans l’ordre politique ont aimé toujours ériger des monuments, organiser des fêtes un peu théâtrales ; c’était particulièrement nécessaire à Rome, où l’on avait le goût du grand spectacle, du rituel, des cérémonies. Dans la littérature, l’analogue le plus exact de tout cela est une épopée où le divin se mêle à l’histoire ; en plein xixe s., Hugo l’avait bien compris, qui conte la « légende des siècles » pour enraciner dans le plus lointain passé les acquis récents de la Révolution.

À distance, il est vrai, les frises de Persépolis, les processions de l’Ara Pacis, les litanies interminables des Quatre Jours d’Elciis peuvent donner l’impression un peu accablante d’une pompe gratuite ; il y a des pages de l’Énéide qu’un lecteur moderne ne lira pas sans étonnement — batailles conventionnelles réglées comme des tournois, jeux votifs, cortèges funèbres, conseils des dieux — s’il ne sait y reconnaître le déploiement d’une grande tapisserie que les Romains sont invités à contempler désormais, tendue par leur passé, décorative et programmatique. Comprenons qu’elle masque l’incertain marais qui sert de berceau à toutes les aventures historiques et d’où il apparaît si bien que les plus belles réussites dont on est le plus fier n’étaient pas attendues, auraient pu ne pas être, sont donc intrinsèquement précaires, sans consistance. Pour l’époque même de Virgile, Tite-Live l’a dit avec beaucoup de netteté : « Dans le récit du lointain passé, on s’est toujours permis de mêler l’humain au divin, pour rendre plus auguste l’origine des villes, et si jamais nation a eu le droit de sanctifier ses origines et de les rattacher à une volonté des dieux, la gloire aujourd’hui acquise par le peuple romain est assez grande pour que le genre humain reçoive une telle prétention d’aussi bon cœur qu’il a reçu son empire » (préface, 7).