Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Virgile (suite)

Un texte célèbre, au livre I, précise en toute clarté l’une des significations que le poète attribue au travail : trop heureuse, noire espèce se fût engourdie ; c’est la dureté, l’hostilité parfois des circonstances qui ont fait de nous des hommes véritables ; mais, comme la pente de l’âme de Virgile est à la reconnaissance, il ajoute que c’est un dieu ami des hommes (non pas jaloux, comme dans la fable grecque) qui a voulu qu’il en fût ainsi (v. 121-146). Il est tentant d’expliquer dans la même perspective le singulier complexe de légendes qui, à la manière d’un mythe platonicien, achève le poème. On se souvient habituellement de l’élément le plus pathétique, le deuil d’Orphée retrouvant et perdant Eurydice ; mais la signification austère de tout l’ensemble pourrait bien être que, dans la lutte contre la mort, symbole de toutes les adversités, ce n’est pas la poésie qui a puissance : Orphée échoue ; c’est Aristée, l’homme des champs, qui réussit par sa docilité aux ordres d’en haut et la patience de ses techniques. Le travail met l’homme debout, mais aussi il bâtit le monde.

Il est évident que ce changement de cap n’est pas dû simplement à l’influence d’Hésiode, succédant à celle de Théocrite. Un poète choisit ses modèles en rapport avec ses desseins. Plutôt ne méconnaissons pas le retentissement qu’ont pu avoir dans l’âme de Virgile des événements qui, à cette date, allaient très vite et préparaient effectivement une des plus grandes mutations de l’histoire. Les Bucoliques répondaient à un moment d’extrême espérance (la paix semble assurée par la victoire définitive des héritiers de César) suivi d’une accablante rechute (les héritiers de César ne s’entendent pas, la guerre recommence, l’Italie est déchirée). Puis l’espoir a revécu, mais un autre espoir ; peut-être pourra-t-on reconstruire, mais ce sera long, et la seule chance de l’homme est dans son travail obstiné : « C’est ainsi qu’a grandi la puissante Étrurie, et Rome parvenue au faîte de ce monde » (Géorgiques, II, 533). Ce n’est pas un hasard si le nom de Mécène, un administrateur, c’est-à-dire un homme de patience, est mêlé à l’histoire des Géorgiques, sans doute dès l’origine. Un administrateur, mais, il est vrai, un épicurien aussi, un demi-compatriote, un amateur de poésie, l’homme qui serait digne de devenir l’ami d’Horace. La conversation et l’exemple du second d’Octave ont pu révéler au poète désemparé que tout n’était pas perdu, que, même malheureux, les hommes et la terre demeuraient, que lui, Virgile, il pourrait encore, sans se démentir, glorifier la divine campagne. L’entreprise des Géorgiques, que Mécène a peut-être rendue psychologiquement possible, à laquelle il semble, au cours du temps, avoir pris une part de plus en plus effective, a sans doute été pour le poète la planche du salut, la sortie du désespoir, le retour à la vie.

Les Géorgiques sont composées de quatre chants, dont le poète, en un prologue, nous a lui-même donné le contenu : le blé (livre I), la vigne (livre II), le bétail gros et petit (livre III), les abeilles (livre IV). En fait, il y a davantage dans le premier livre, et notamment tout un calendrier rustique avec les belles images qu’appellent l’évocation des astres, les nuages changeants, les bourrasques d’automne. C’est, nous semble-t-il, le plan d’un traité d’agriculture, mais on notera que, dans l’Antiquité, aucun traité ne paraît avoir été divisé de la sorte. Du point de vue littéraire, le problème à résoudre était inverse de celui qu’avait posé l’agencement des Bucoliques ; il s’agissait alors de faire l’unité de pièces fort différentes ; ici, le problème était d’éviter que les livres ne ressemblent trop aux chapitres successifs d’un ouvrage didactique. Virgile s’en est tiré avec adresse et de mille manières : il contraste l’effort de l’homme (qui prédomine dans le livre I) avec la spontanéité miraculeuse de la Nature (livre II) ; il peint le livre III de couleurs sombres qui rappellent un peu la Bucolique VI et Lucrèce (fureur de l’amour chez les animaux ; les fléaux et maladies qui les frappent), mais, avec les abeilles, le livre IV est toute lumière : en ces petits atomes de vie rutilante, Virgile nous fait admirer les étincelles d’un feu divin qui pénètre tout l’univers ; les sages abeilles nous offrent aussi le modèle de la cité ordonnée, qui s’établit d’elle-même lorsque le chef inspire respect et affection.

On s’est demandé si l’œuvre avait été, dès le début, conçue sous la forme que nous lui connaissons. Les livres III et IV avec un prologue spécial et maintes correspondances semblent former un tout particulièrement lié. Mais est-ce à dire qu’il y a eu d’abord des Géorgiques en deux livres et qu’à la fin du livre II l’éloge célèbre de la vie rurale (O fortunatos nimium...) valait comme la conclusion d’un ouvrage ? Jean Bayet a fait valoir, avec des arguments très forts, la thèse de « premières Géorgiques » constituées du seul livre I (sans l’actuel prologue) ; elles auraient été composées vers 37, antérieurement à la publication du De re rustica de Varron, dont les mots et les développements ne transparaissent que dans la suite donnée ultérieurement (les livres II à IV) à ce poème primitif ; la fin du livre se ressentirait de l’angoisse de temps encore incertains. Cette esquisse, inspirée d’Hésiode et de Caton pour la documentation agricole, d’Aratos pour le calendrier météorologique, aurait donné au poète l’idée d’une œuvre plus ample, qui ne se fut achevée qu’après la victoire d’Actium (31 av. J.-C.) et la consolidation définitive de la paix. Récemment, René Martin a fait ressortir que les livres I et II, gravitant autour du petit domaine et de la polyculture, ont de tout autres perspectives que le livre III, où il est question de grands pâturages et d’immenses troupeaux ; Mécène, lié à la classe des latifundiaires, aurait exigé de Virgile cette adjonction à un poème qui semblait ne vouloir connaître que la petite exploitation familiale ; contre ces exigences, Virgile se serait un moment débattu ; il aurait fini par céder, mais en protestant contre le caractère impérieux des ordres du ministre ; il aurait ajouté le livre des abeilles comme une contrepartie à demi ironique au livre qui lui était imposé sur le grand élevage. Cette représentation des rapports de Virgile et de Mécène est-elle bien plausible ? Il est sûr que, dans l’Antiquité, plus encore que de nos jours, coexistaient des formes très diverses de l’activité rurale ; mais ce qui est très différent pour un sociologue ou un économiste peut apparaître moins dissemblable à un poète.