Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Virgile (suite)

D’ailleurs, la singularité du destin de Rome fait qu’en dépit de tant de siècles écoulés la glorification de cette cité conserve encore, pour maint lecteur de l’Énéide, sa puissance de séduction. Les Romains du temps d’Auguste ont cru sérieusement que leur ville était appelée à faire l’unité politique du genre humain et il faut avouer que, dans leur horizon géographique, de l’Irlande à l’Iran, du Sahara à la mer du Nord, ils y avaient presque réussi. L’Énéide sonne donc comme le poème de l’empire universel et, au-delà, comme prophétie de l’unité humaine rassemblée par les dieux et réconciliée. C’est ainsi que saint Augustin, que Dante ont pu la lire, et que, peut-être, les hommes du prochain siècle y liront l’annonce de la tâche qui les attend.

Il existe dans l’Énéide un autre élément de continuité et d’unité. La face intérieure, l’âme de cette grande figuration solennelle par quoi est définie la mission de la cité, c’est le destin personnel d’Énée, le protagoniste. À le prendre comme un type de l’homme historique, c’est-à-dire de l’homme appelé à faire l’histoire, il mérite la même qualité d’attention que les figures les plus notables de la tragédie grecque, Œdipe, Héraclès, Ajax ; la différence est que la peinture virgilienne est plus explicite, laisse moins à la rêverie personnelle du lecteur.

La diversité des interprétations et des appréciations témoigne de la complexité des intentions du poète. On a toujours été sensible à la moralité d’Énée, un peu triste, un peu grise, a-t-on dit, vêtue d’un uniforme trop quotidien : « Fils, je te lègue la vertu, la peine qui ne ment pas. D’autres t’enseigneront le bonheur » (l’Énéide, XII, 435). Nous ne nous étonnons pas qu’on lui ait reproché d’avoir laissé Didon pour suivre l’appel des dieux, ni qu’on ait trouvé, en certaines époques, que ces dieux tenaient décidément trop de place dans sa vie. La critique moderne s’attache souvent à faire apparaître que Virgile ne l’a voulu exempt ni d’incertitudes ni de faiblesses ; peut-être, dans les derniers livres du poème, nous montre-t-il un homme que la lutte a fini par durcir. La vie n’est pas un roman rose ; elle dégrade souvent, par les efforts démesurés qu’elle impose, ceux qui, à l’origine, avaient mis le cap sur la générosité et l’oubli de soi ; Virgile, comme les Tragiques, dont il se rapproche de plus en plus, n’avait aucune raison de le dissimuler. Ce qui réussira, selon l’Énéide, c’est l’œuvre d’Énée, c’est Rome, que d’incessants appels saisissent dans l’avenir ; le destin d’Énée est de lutter tant qu’il peut ; il est, au lendemain d’une victoire suprême — amère victoire, souillée par les Furies —, de s’effacer politiquement au bénéfice de l’ordre qu’il a instauré ; le poète laisse entrevoir que, dans peu d’années, son héros va disparaître « tombant avant le temps, sans sépulture, au milieu des sables ». Si Énée, comme il est presque évident, est une figure d’Auguste, ce sont là des avertissements sévères et une dure prophétie.


Mort et perpétuité de Virgile

Virgile s’arrête avec l’Énéide ; la grande épopée, à ce qu’il semble, ne fut publiée qu’après sa mort (survenue, d’après les Vies, le 21 septembre 19) ; une tradition constituée déjà à l’époque de Néron voulait qu’à l’approche de la fin il eût demandé qu’on la détruisît, comme trop imparfaite. Nous avons peine à discerner ce qui l’inquiéta : il n’avait pu écrire une œuvre aussi complexe sans réfléchir longuement sur les problèmes de composition et d’unité interne ; de ce point de vue, l’Énéide nous paraît, d’ailleurs, parfaitement réussie. Ou s’agissait-il de maladresses mineures dans les derniers livres, qui, hormis le douzième, semblent avoir été écrits plus vite ? Il est difficile de penser que son doute allait plus profond et qu’à son Énéide il ne croyait plus. Toute sa vie, alors, se fût effondrée à ses yeux ; car Énée, les Romains dans les combats de l’histoire, le paysan des Géorgiques dans son labeur quotidien, qu’avaient-ils fait d’autre en somme, tels au moins que le poète les avait posés, qu’avancer courageusement en direction de ces valeurs — paix, amitié entre les hommes, entente avec la nature et les dieux — dont sa campagne natale, dont les bergers de sa jeunesse lui avaient apporté la révélation ? Dans cette vie qui va finir, tout tenait ensemble.

Auguste, en tout cas, n’abandonnait pas. Dans deux ans, sur le champ de Mars, il allait enterrer les vieilles souillures, ouvrir le siècle nouveau si souvent annoncé dans l’Énéide. Horace serait présent pour dire les paroles que Virgile aurait pu dire, reprendre ses mots mêmes. L’Empire porteur de paix durerait longtemps, laissant ensuite dans le souvenir des hommes la nostalgie ineffaçable de ses bienfaits. Quant aux autres parties de l’espérance ou des pressentiments virgiliens — établissement d’une communauté de tous les hommes, position au terme de leurs efforts d’un espoir inexpugnable, paix des dieux —, il n’était évidemment au pouvoir d’aucun homme, et fût-il empereur, de les faire aboutir. Pourtant, quelques années plus tard, vers le milieu du siècle qui va commencer, elles allaient être prises en charge par un humble inconnu, bientôt connu partout, dont on penserait un jour que Virgile et les Sibylles l’avaient peut-être annoncé : ille deum vitam accipiet... Virgile père de l’Occident, oui, mais plus encore peut-être, entre les cités antiques et l’État universel, entre les religions et le christianisme, l’homme de la charnière des temps.

J. P.

➙ Auguste / Épopée / Latine (littérature).

 A. Bellessort, Virgile, son œuvre et son temps (Perrin, 1920). / J. Perret, Virgile (Hatier, 1952 ; nouv. éd., 1965) ; Virgile (Éd. du Seuil, coll. « Microcosme », 1959). / E. Paratore, Virgilio (Florence, 1954). / K. Büchner, P. Vergilius Maro (Stuttgart, 1957). / B. Otis, Virgil. A Study in Civilized Poetry (Oxford, 1963). / P. Boyancé, la Religion de Virgile (P. U. F., 1964). / J.-P. Brisson, Virgile, son temps et le nôtre (Maspero, 1966). / F. Klingner, Virgil (Zurich, 1967).