Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

ville (suite)

On comprend alors sans peine les difficultés éprouvées lorsqu’on retient, pour définir les villes, des critères purement physionomiques. L’accumulation de population paysanne dans un village géant ne change pas la nature du groupement : on n’y trouve pas autre chose que ce qui existe ailleurs dans des agglomérations plus menues. Dans d’autres régions, des centres minuscules, regroupant quelques centaines d’habitants tout au plus, présentent la diversité d’activités qui indique nettement leur rôle en matière de vie de relation : il s’agit de villes. Cela explique sans doute la multiplicité des définitions statistiques des villes : selon les États, les traits retenus pour les délimiter varient ; dans certains cas, ils s’appuient sur des éléments purement numériques (population minimale de 1 000, de 2 000, de 5 000 ou de 10 000 personnes agglomérées) ou spatiaux (superficie minimale de l’agglomération), ou bien encore sur la diversité des activités, ce qui permet d’établir une discrimination entre des noyaux dont le poids est comparable, mais qui ne répondent pas aux mêmes finalités sociales.

La recherche de l’interaction maximale pousse à la concentration totale de la population : la solution la plus logique ne consisterait-elle pas, de ce point de vue, à accumuler toute la population d’une nation au sein d’une seule agglomération ? Ce n’est pas ce que l’on observe. La ville permet à la fois l’interaction entre ceux qui l’habitent de manière régulière et ceux qui la fréquentent occasionnellement. Certains viennent d’autres cités ; la plupart viennent des villages ou des campagnes. L’humanité a besoin de tirer sa subsistance de ressources dispersées, ce qui interdit la concentration totale : la multiplicité des villes, leur répartition plus ou moins régulière dans l’espace permettent d’offrir à ceux qui ne les habitent pas l’opportunité de bénéficier au moins en partie des avantages qu’elles créent. De toute manière, et jusqu’à une époque récente, les conditions de transport étaient si onéreuses qu’il était impossible de créer des centres trop importants : il aurait fallu faire venir de trop loin les denrées nécessaires à leur alimentation ; en dehors des rives des fleuves et des côtes, les conditions s’opposaient donc à la formation de noyaux importants. On conçoit donc que la ville ne peut se comprendre si on l’isole de l’espace dans lequel elle est insérée, qu’elle sert, mais dont elle dépend aussi pour la satisfaction de la plupart de ses besoins. On comprend également que les diverses villes d’une nation entretiennent entre elles des rapports complexes : leur disposition est commandée à la fois par les rapports qu’elles entretiennent avec les campagnes et par la manière dont elles combinent leur action pour créer à l’échelle de la société globale l’organisation qui assure la satisfaction optimale des besoins matériels, affectifs et intellectuels. Les géographes ont l’habitude de souligner ces interdépendances, expliquant que l’étude des villes ne peut se dissocier de celle des réseaux urbains.


Les avantages de la ville

Pour comprendre vraiment les villes, il importe de bien voir les avantages que les hommes retirent de l’agglomération. Jusqu’à ces dernières années, on a surtout insisté sur ceux qui naissent d’une division plus poussée des tâches et sur une meilleure circulation de l’information. La transparence accrue permet à chaque personne de pousser plus loin la recherche de son art, la perfection de ses connaissances et l’aptitude à entrer en relation avec autrui. Du point de vue de chaque individu, cela apparaît comme une possibilité d’un épanouissement plus libre de soi. Au niveau de la collectivité, la spécialisation fait apparaître constamment de nouvelles économies : on le sait depuis longtemps. Adam Smith* intitulait le second chapitre des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations « De la division du travail, limitée par l’étendue du marché ». Au fur et à mesure que croît la dimension de la ville, la démultiplication des tâches progresse dans les domaines où la portée des biens produits est la plus faible, donc dans le domaine des services. Au niveau d’un bourg, il y a place seulement pour un médecin généraliste. Dans une métropole, on trouve tous les spécialistes médicaux, les laboratoires d’analyse, les cliniques bien équipées. De la sorte, les soins que l’on peut attendre sont d’autant meilleurs que l’on se trouve dans une agglomération plus importante.

Depuis une vingtaine d’années, les sociologues et les économistes nuancent l’analyse qu’ils fournissaient jusqu’alors des avantages de la ville. À côté de ceux qui résultent de la division des tâches, il en est d’autres de nature moins rationnelle, mais qui sont tout aussi importants. La masse de population réunie dans une cité contribue à modifier fortement les rapports de l’individu avec la collectivité. Dans un groupe menu, chacun est constamment sous le regard d’autrui, observé, et, comme il est connu de tous, sa liberté se trouve toujours limitée. Le contrôle social est omniprésent : cela fait son efficacité, mais aussi le rend contraignant. En ville, le regard qui pèse sur vous est anonyme, ce qui revient à dire qu’il ne vous concerne plus : alors même qu’il est impossible de se soustraire à l’observation de tous, on se sent plus libre dans la mesure où l’on est toujours inconnu. La personnalité s’épanouit plus librement et le qu’en-dira-t-on n’est plus le souci dominant de la plupart des gens. Cette transformation n’est pas bénéfique dans tous ses aspects ; elle renforce l’audace des asociaux, des criminels en même temps qu’elle pousse chacun à rechercher avec plus d’indépendance les moyens de s’affirmer : au-delà d’un certain seuil, la balance ne devient-elle pas, dans l’ensemble, défavorable au corps social ? C’est la réflexion qu’inspire à beaucoup l’évolution contemporaine de la société urbaine nord-américaine. Au-dessous de ce seuil, il ne fait pas de doute que l’avantage l’emporte.