Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

ville (suite)

La ville permet aussi de participer aux manifestations collectives, aux effets de foule. Il y a des formes de fêtes, des types d’activité ludique qui ne se conçoivent que dans la multitude. Les sociologues modernes soulignent à juste titre tout ce que ces activités ont de positif : celles-ci étaient considérées à tort comme de simples entractes dans le cours normal de l’existence sociale. Elles en constituent bien souvent les temps forts dans la mesure où elles libèrent les énergies contenues, participent par leur nature aux grands rites de renouvellement qui conduisent tous les individus à reprendre leurs rôles dans un esprit nouveau. Elles constituent aussi un excellent laboratoire pédagogique pour la formation des adolescents. En remettant souvent en cause les divisions normales en collectivités et en groupes, elles permettent enfin des prises de conscience que la quotidienneté de la vie interdit. Dans ces voies, les sociologues essaient de lire, à la suite des psychanalystes, comment l’être intime de chaque individu se modèle en fonction du cadre urbain et de la multiplicité des expériences sociales qu’il est donné d’y faire.

L’essayiste américaine Jane Jacobs a montré comment, du point de vue strictement économique, les aspects ludiques de l’existence urbaine prenaient une signification trop souvent ignorée. Les spécialistes des sciences sociales travaillent souvent dans le court terme. Ils notent ce qui produit une amélioration immédiate de l’activité de chacun ou de tous, mais négligent souvent les transformations qui mettent longtemps à se manifester. Beaucoup d’historiens, d’économistes et de moralistes ont condamné le gaspillage urbain : dans les sociétés traditionnelles, tout l’excédent des richesses produit par la terre se trouve concentré dans des cités qui ne participent souvent en rien à l’effort productif de la collectivité. Là, les classes oisives passent leur temps en fêtes, en réjouissances. De nos jours, avec l’industrialisation et la multiplication des activités de service, cet aspect de la réalité urbaine est moins visible, mais il n’a pas disparu. Dans les beaux quartiers persistent les manifestations du luxe, le gaspillage, les consommations ostentatoires, qui aboutissent à la destruction inutile de richesses. Voltaire, déjà, prenait la défense de ces gaspillages inutiles : ne montrait-il pas combien le luxe insultant de certains était utile à la prospérité de tous ? Mais son argument était un peu vain, dans la mesure où une meilleure répartition des richesses aurait abouti à une augmentation bien supérieure de la demande et donc à un accroissement de l’activité. Jane Jacobs raisonne autrement. Les fêtes, le gaspillage apparaissent dans l’immédiat comme inutiles, comme coupables même, mais, à plus long terme, en est-il de même ? Le dynamisme, la créativité des sociétés se trouvent sans cesse stimulés par la dépense inutile, souvent condamnable, que l’existence urbaine suscite. Les exemples sont innombrables de toutes les activités qui sont nées ainsi des caprices de la mode ou des passions des riches, des puissants ou des foules et qui sont à l’origine de développements nouveaux dans la vie religieuse, scientifique ou dans l’activité productive.

Au cours d’une bonne partie de l’Antiquité, la ville apparaît de la sorte comme le centre de toutes les innovations marquantes de la vie religieuse : les études de Paul Wheatley le rappellent à propos de la ville chinoise et de ses contemporaines. La ville primitive est d’abord un centre de culte, un lieu où il est possible d’accéder à une plénitude religieuse que n’autorise pas la dispersion. Le synœcisme des cités grecques, dans le courant des viiie et viie s. avant notre ère, est provoqué par le passage des cultes familiaux jusque-là prédominants, à des formes collectives supérieures de la vie religieuse. Dans le monde contemporain, cette situation n’a pas totalement disparu : pour le musulman, la pratique de la foi n’est parfaite que pour celui qui peut participer à la prière publique du vendredi dans un lieu consacré et collectif, la mosquée, qui fait la ville à ses yeux.

Le rôle intellectuel de la cité est tellement évident qu’il n’est sans doute pas nécessaire de s’étendre dessus longuement : nos arts, notre littérature forment une tradition qui remonte à l’Antiquité et qui s’est trouvée presque constamment enrichie dans les foyers de fermentation constitués par des grands centres : dans ce domaine, d’ailleurs, l’avantage de la cité n’apparaît comme décisif qu’au-delà d’un certain seuil. La métropole, la capitale offrent des conditions infiniment plus favorables que le bourg ou la petite cité, où la division déjà marquée des tâches crée pourtant dans d’autres secteurs des économies appréciables.

En matière de production de biens et de services, on note presque toujours que les innovations viennent des milieux urbains. Jane Jacobs le souligne fortement : il y a un cycle historique classique de la production. Les arts du textile le prouvent. Les étoffes tissées depuis la révolution néolithique dans les campagnes étaient à la fois grossières et souvent sans beauté. Les élites urbaines poussent par leur appétit de luxe à l’invention de nouveaux métiers, de nouveaux dessins, de nouveaux procédés d’apprêt et de teinture. Au fur et à mesure que le temps passe, les centres manufacturiers ainsi créés se heurtent à la concurrence de villes plus petites, qui les imitent, puis des campagnes, où les métiers finissent par émigrer. Les villes flamandes cessent d’être les foyers essentiels de l’activité drapante à partir du xive s., cependant que les ouvriers se multiplient dans le plat pays. On pourrait reconstituer des histoires aussi intéressantes pour des secteurs développés plus récemment : la chimie, les fabrications automobiles ou les constructions électriques. Un peu partout, on voit triompher les tendances à la décentralisation, c’est-à-dire au glissement des niveaux supérieurs aux niveaux inférieurs de la pyramide urbaine et, de là, aux niveaux ruraux, quand ils existent encore.